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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Mille détails de l’oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale : les persécutés redoutaient de voir leurs amis, crainte de les compromettre ; leurs amis n’osaient les visiter, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux proscrit, devenu un pestiféré, séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu’on ignorait votre indépendance d’opinion, sitôt qu’elle était connue tout se retirait ; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches : tels étaient ces temps de bonheur et de liberté.

Les lettres de madame de Staël révèlent les souffrances de cette époque, où les talents étaient menacés à chaque instant d’être jetés dans un cachot, où l’on ne s’occupait que des moyens de s’échapper, où l’on aspirait à la fuite comme à la délivrance : quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n’y a plus de patrie.

En écrivant à son amie qu’elle ne désirait pas la voir, dans l’appréhension du mal qu’elle lui pourrait apporter, madame de Staël ne disait pas tout : elle était mariée secrètement à M. de Rocca[1], d’où résultait une complication d’embarras dont la police impériale profitait. Madame Récamier, à qui madame de Staël croyait devoir taire ses nouveaux soucis, s’éton-

  1. Mme de Staël, alors âgée de 45 ans, avait contracté, en 1811, un mariage secret avec M. de Rocca, jeune officier de 27 ans, remarquablement beau, du caractère le plus noble, et qui (lorsqu’elle le connut à Genève) semblait mourant des suites de cinq blessures qu’il avait reçues. M. de Rocca ne survécut qu’un an à Mme de Staël et mourut en 1818.