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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

J’avais donné des bals et des soirées à Londres et à Paris, et, bien qu’enfant d’un autre désert, je n’avais pas trop mal traversé ces nouvelles solitudes ; mais je ne m’étais pas douté de ce que pouvaient être des fêtes à Rome : elles ont quelque chose de la poésie antique qui place la mort à côté des plaisirs. À la villa Médicis, dont les jardins sont déjà une parure et où j’ai reçu la grande-duchesse Hélène, l’encadrement du tableau est magnifique : d’un côté, la villa Borghèse avec la maison de Raphaël ; de l’autre, la villa de Monte-Mario et les coteaux qui bordent le Tibre ; au-dessous du spectateur, Rome entière comme un vieux nid d’aigle abandonné. Au milieu des bosquets se pressaient, avec les descendants des Paula et des Cornélie, les beautés venues de Naples, de Florence et de Milan : la princesse Hélène semblait leur reine. Borée, tout à coup descendu de la montagne, a déchiré la tente du festin, et s’est enfui avec des lambeaux de toile et de guirlandes, comme pour nous donner une image de tout ce que le temps a balayé sur cette rive. L’ambassade était consternée ; je sentais je ne sais quelle gaieté ironique à voir un souffle du ciel emporter mon or d’un jour et mes joies d’une heure. Le mal a été promptement réparé. Au lieu de déjeuner sur la terrasse, on a déjeuné dans l’élégant palais : l’harmonie des cors et des hautbois, dispersée par le vent, avait quelque chose du murmure de mes forêts américaines. Les groupes qui se jouaient dans les rafales, les femmes dont les voiles tourmentés battaient leurs visages et leurs cheveux, le sartarello qui continuait dans la bourrasque, l’improvisatrice qui déclamait aux nuages, le ballon qui s’envolait de tra-