Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t5.djvu/249

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
237
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le vent léger du soir arrondissait ma voile,
Et de Vénus l’étoile
Mêlait sa perle humide à l’or pur du couchant.

Assis au pied du mât de mon vaisseau rapide,
Mes yeux cherchaient de loin ces colonnes d’Alcide
Où choquent leurs tridents deux Neptune irrités.
De l’antique Hespérie abordant le rivage,
Du noble Abencerage
Le mystère m’ouvrit les palais enchantés.

Comme une jeune abeille aux roses engagée,
Ma Muse revenait de son butin chargée,
Et cueilli sur la fleur des plus beaux souvenirs ;
Dans les monts que Roland brisa par sa vaillance,
Je contais à sa lance
L’orgueil de mes dangers, tentés pour des plaisirs.

De l’âge délaissé quand survient la disgrâce,
Fuyons, fuyons les bords qui, gardant notre trace,
Nous font dire du temps en mesurant le cours :
« Alors j’avais un frère, une mère, une amie ;
« Félicité ravie !
« Combien me reste-t-il de parents et de jours ? »

Il me fut impossible d’achever mon ode : j’avais drapé lugubrement mon tambour pour battre le rappel des rêves de mes nuits passées ; mais toujours, parmi ces rappelés, se mêlaient quelques songes du moment dont la mine heureuse déjouait l’air consterné de leurs vieux confrères.

Voilà qu’en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave ; elle se leva et vint droit à moi : elle savait, par la rumeur du hameau, que j’étais