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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

au Dauphin, qui, grand amateur de discipline, entra en fureur. Le roi dit au maréchal : « Le Dauphin est mécontent ; allez vous expliquer avec lui. »

Le maréchal ne trouva point le Dauphin chez lui, et l’attendit dans la salle de billard avec le duc de Guiche et le duc de Ventadour, aides de camp du prince. Le Dauphin rentra : à l’aspect du maréchal, il rougit jusqu’aux yeux, traverse son antichambre avec ses grands pas si singuliers, arrive à son salon, et dit au maréchal : « Entrez ! » La porte se referme : un grand bruit se fait entendre ; l’élévation des voix s’accroît ; le duc de Ventadour, inquiet, ouvre la porte ; le maréchal sort, poursuivi par le dauphin, qui l’appelle double traître. « Rendez votre épée ! rendez votre épée ! » et, se jetant sur lui, il lui arrache son épée. L’aide de camp du maréchal, M. Delarue, se veut précipiter entre lui et le Dauphin, il est retenu par M. de Montgascon ; le prince s’efforce de briser l’épée du maréchal et se coupe les mains. Il crie : « À moi, gardes du corps ! qu’on le saisisse ! » Les gardes du corps accoururent ; sans un mouvement de tête du maréchal, leurs baïonnettes l’auraient atteint au visage. Le duc de Raguse est conduit aux arrêts dans son appartement[1].

  1. M. de Guernon-Ranville, qui était alors à Saint-Cloud, raconte ainsi, dans son Journal, cette déplorable scène : « Le prince et le maréchal étaient seuls dans le salon vert de Saint-Cloud ; les explications du duc de Raguse ne satisfirent pas le Dauphin, qui s’écria : « Est-ce que vous voulez nous trahir aussi ? » À ces mots, le maréchal porta la main à son épée. Le prince vit le mouvement ; il s’élança en avant, et, voulant arracher l’épée du fourreau, il se blessa légèrement à la main ; puis, la jetant sur le parquet, il saisit le maréchal au collet, le renversa sur un canapé en appelant à lui les gardes qui se trouvaient dans la