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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

À MADAME RÉCAMIER.
« Lyon, vendredi 20 mai.

« J’ai passé hier le jour à errer au bord du Rhône ; je regardais la ville où vous êtes née, la colline où s’élevait le couvent où vous aviez été choisie comme la plus belle : espérance que vous n’avez point démentie ; et vous n’êtes point ici, et des années se sont écoulées, et vous avez été jadis exilée dans votre berceau, et madame de Staël n’est plus, et je quitte la France ! De ces anciens temps un personnage singulier m’a apparu : je vous envoie son billet à cause de l’inattendu et de la surprise. Ce personnage, que je n’avais jamais vu, plante des pins dans les montagnes du Lyonnais. Il y a bien loin de là à la rue Feydeau et à Maison à vendre : comme les rôles changent sur la terre[1] !

« Hyacinthe m’a mandé les regrets et les articles de journaux ; je ne vaux pas tout cela. Vous savez que

  1. Ce « personnage singulier » était le célèbre chanteur Elleviou (1772-1842), qui avait jadis fait merveille, sous le Consulat et l’Empire, au Théâtre Feydeau. Il s’était, dès 1813, retiré aux environs de Lyon, où il se livrait à l’agriculture. Il était breton comme Chateaubriand, étant né à Rennes, où son père était chirurgien. — Une des pièces où il avait eu le plus de succès était Maison à vendre, opéra-comique d’Alexandre Duval pour les paroles, et de Dalayrac pour la musique. À la seconde représentation de cette pièce, Alexandre Duval (encore un breton) avait réuni dans sa loge quelques amis, parmi lesquels le peintre Carle Vernet, aussi célèbre par ses calembours que par ses tableaux. On arrivait à la fin de la pièce, et Vernet ne s’était pas encore déridé. « Qu’avez-vous donc, lui dit l’auteur, et pourquoi faire ainsi grise mine ? » Et Carle Vernet de répondre d’un ton bourru : « Eh bien ! oui, je suis furieux. Vous m’annoncez une Maison à vendre et je ne vois qu’une pièce à louer. »