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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

degrés et s’éteint dans le silence éternel, à mesure que l’on commence à entendre la respiration d’un autre siècle.

Aux Pâquis, près Genève, 15 septembre 1831.

Oh ! argent que j’ai tant méprisé et que je ne puis aimer quoi que je fasse, je suis forcé d’avouer pourtant ton mérite : source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence, où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer ? Avec toi on est beau, jeune, adoré ; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu’avec de l’argent on n’a que l’apparence de tout cela : qu’importe, si je crois vrai ce qui est faux ? trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste : la vie est-elle autre chose qu’un mensonge ? Quand on n’a point d’argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté ; eh bien ! faute de quelques pistoles, il faut qu’elles restent là en face l’une de l’autre à se bouder, à se maugréer, à s’aigrir l’humeur, à s’avaler la langue d’ennui, à se manger l’âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre : la misère les serre l’une contre l’autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s’embrasser elles se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent, nul moyen de fuite ; on ne peut aller chercher un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes. Heureux juifs, marchands de crucifix, qui gouvernez aujour-