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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mots de Benoît entre les exclamations confuses de la peur et du repentir : « Ah ! ma mère ! ma pauvre mère ! » Je voyais l’envers de la société, les plaies de l’humanité, les hideuses machines qui font mouvoir ce monde.

Je remercie les hommes de lettres, grands partisans de la liberté de la presse, qui naguère m’avaient pris pour leur chef et combattaient sous mes ordres ; sans eux, j’aurais quitté la vie sans savoir ce que c’était que la prison, et cette épreuve-là m’aurait manqué. Je reconnais à cette attention délicate le génie, la bonté, la générosité, l’honneur, le courage des hommes de plume en place. Mais, après tout, qu’est-ce que cette courte épreuve ? La Tasse a passé des années dans un cachot et je me plaindrais ! Non ; je n’ai pas le fol orgueil de mesurer mes contrariétés de quelques heures avec les sacrifices prolongés des immortelles victimes dont l’histoire a conservé les noms.

Au surplus, je n’étais point du tout malheureux ; le génie de mes grandeurs passées et de ma gloire âgée de trente ans ne m’apparut point ; mais ma muse d’autrefois, bien pauvre, bien ignorée, vint rayonnante m’embrasser par ma fenêtre : elle était charmée de mon gîte et tout inspirée ; elle me retrouvait comme elle m’avait vu dans ma misère à Londres, lorsque les

    19 ans, avait été condamné à la peine de mort, comme parricide, par la Cour d’Assises de la Seine, la veille même de l’arrestation de Chateaubriand, le 15 juin 1832. Il avait assassiné sa mère dans la nuit du 8 au 9 novembre 1829, et son ami Alexandre Formage, âgé de 17 ans, fils d’un marchand de vin de la Villette, le 21 juillet 1831. Il avait eu pour défenseur Me  Crémieux. Chaix-d’Est-Ange, avocat de la partie civile, avait prononcé contre Benoît un admirable réquisitoire.