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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

son ouvrage était le mien, et que c’était en lisant la bataille des Francs dans les Martyrs, qu’il avait conçu l’idée d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire[1]. Quand je pris congé de lui, alors il s’efforça de me suivre et il se traîna jusqu’à la porte en s’appuyant

  1. On lit dans la préface des Récits des temps mérovingiens, publiée en 1840, les lignes suivantes, qui confirment ce que Chateaubriand écrivait en 1832 : « J’achevais mes classes au collège de Blois, lorsqu’un exemplaire des Martyrs, apporté du dehors, circula dans le collège ; ce fut un grand événement pour ceux d’entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l’admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre ; il fut convenu que chacun l’aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l’heure de la promenade. Ce jour là, je feignis de m’être fait mal au pied, et je restai seul à la maison ; je lisais ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée qui était notre salle d’étude et dont l’aspect me semblait alors grandiose et imposant. J’éprouvai d’abord un charme vague et comme un éblouissement d’imagination ; mais quand vint le récit d’Eudore, cette histoire vivante de l’empire à son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m’attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d’un empereur romain, de la marche d’une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Francs… À mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j’étais saisi de plus en plus vivement ; l’impression que fit sur moi le chant de guerre des Francs eut quelque chose d’électrique. Je quittai la place où j’étais assis, et, marchant d’un bout à l’autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé : « Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée !… » Ce moment d’enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir ; je n’eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi ; mon attention ne s’y arrêta pas, je l’oubliai même pendant plusieurs années ; mais, lorsqu’après d’inévitables tâtonnements pour le choix d’une carrière, je me fus livré tout entier à l’histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision ; aujourd’hui, si je me fais lire la page qui m’a tant frappé, je retrouve mes émotions d’il y a trente ans. »