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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

voyages, séparés seulement de quelques années, il y avait de moins une monarchie de quatorze siècles.

Ce n’est pas que j’en veuille le moins du monde à ces révolutions politiques ; en me rendant à la liberté, elles m’ont rendu à ma propre nature. J’ai encore assez de sève pour reproduire la primeur de mes songes, assez de flamme pour renouer mes liaisons avec la créature imaginaire de mes désirs. Le temps et le monde que j’ai traversés n’ont été pour moi qu’une double solitude où je me suis conservé tel que le ciel m’avait formé. Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre ?

Lugano est une petite ville d’un aspect italien : portiques comme à Bologne, peuple faisant son ménage dans la rue comme à Naples, architecture de la Renaissance, toits dépassant les murs sans corniches, fenêtres étroites et longues, nues ou ornées d’un chapiteau et percées jusque dans l’architrave. La ville s’adosse à un coteau de vignes que dominent deux plans superposés de montagnes, l’un de pâturages, l’autre de forêts : le lac est à ses pieds.

Il existe, sur le plus haut sommet d’une montagne, à l’est de Lugano, un hameau dont les femmes, grandes et blanches, ont la réputation des Circassiennes. La veille de mon arrivée était la fête de ce hameau ; on était allé en pèlerinage à la beauté : cette tribu sera quelques débris d’une race des barbares du Nord conservée sans mélange au-dessus des populations de la plaine.

Je me suis fait conduire aux diverses maisons qu’on m’avait indiquées comme me pouvant convenir : j’en