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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ? Je ne suis point entré dans le bois ; madame Récamier a seule obtenu la permission d’y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d’enceinte, je tournais le dos à la France et j’avais les yeux attachés, tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : les nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil. J’apercevais, de l’autre côté du lac, la maison de lord Byron[1], dont le faîte était touché d’un rayon du couchant ; Rousseau n’était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s’en était jamais soucié. C’était au pied du tombeau de madame de Staël que tant d’illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l’ombre leur égale pour s’envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est que d’être véritablement aimé.

Cette vesprée même, lendemain du jour de mes dévotions aux morts de Coppet, fatigué des bords du

  1. Quand lord Byron quitta l’Angleterre, pour la seconde et dernière fois, le 25 avril 1816, il se rendit en Suisse, par la Belgique et le Rhin, et passa quelques mois sur les bords du lac de Genève. C’est là qu’il écrivit le troisième chant du Pèlerinage de Childe-Harold, le Prisonnier de Chillon et la Nuit finale de l’Univers, et qu’il commença son drame de Manfred.