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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

poser de la voir à neuf heures et demie, ou à midi : à midi j’étais chez elle.

Elle occupait une maison isolée, à l’extrémité du village, sur la rive droite de la Tèple, petite rivière qui se rue de la montagne et traverse Carlsbad dans sa longueur. En montant l’escalier de l’appartement de la princesse, j’étais troublé : j’allais voir, presque pour la première fois, ce modèle parfait des souffrances humaines, cette Antigone de la chrétienté. Je n’avais pas causé dix minutes dans ma vie avec madame la dauphine ; à peine m’avait-elle adressé, dans le cours rapide de ses prospérités, deux ou trois paroles ; elle s’était toujours montrée embarrassée avec moi. Bien que je n’eusse jamais écrit et parlé d’elle qu’avec une admiration profonde, madame la dauphine avait dû nécessairement nourrir à mon égard les préjugés de ce troupeau d’antichambre, au milieu duquel elle vivait : la famille royale végétait isolée dans cette citadelle de la bêtise et de l’envie, qu’assiégeaient, sans pouvoir y pénétrer, les générations nouvelles.

Un domestique m’ouvrit la porte ; j’aperçus madame la dauphine assise au fond d’un salon sur un sofa ; entre deux fenêtres, brodant à la main un morceau de tapisserie. J’entrai si ému que je ne savais pas si je pourrais arriver jusqu’à la princesse.

Elle releva la tête qu’elle tenait baissée tout contre son ouvrage ; comme pour cacher elle-même son émotion, et, m’adressant la parole, elle me dit : « Je suis heureuse de vous voir, monsieur de Chateaubriand ; le roi m’avait mandé votre arrivée. Vous avez passé la nuit ? vous devez être fatigué. »