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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

La loi indigène est venue au devant des besoins de la mort exotique ; prévoyant le décès des voyageurs loin de leur pays, elle a permis d’avance les exhumations. J’aurais donc pu dormir dans le cimetière de Saint-André une dizaine d’années, et rien n’aurait entravé les dispositions testamentaires de ces Mémoires. Si madame la dauphine décédait ici, les lois françaises permettraient-elles le retour de ses cendres ? Ce serait un point de controverse entre les sorboniqueurs de la doctrine et les casuistes de proscription.

Les eaux de Carlsbad sont, assure-t-on, bonnes pour le foie et mauvaises pour les dents. Quant au foie, je n’en sais rien, mais il y a beaucoup d’édentés à Carlsbad ; les années plus que les eaux sont peut-être coupables du fait : le temps est un insigne menteur et un grand arracheur de dents.

Ne vous semble-t-il pas que je recommence le chef-d’œuvre d’un inconnu[1]? un mot me mène à un autre ; je m’en vais en Islande et aux Indes.

Voilà les Apennins et voici le Caucase[2].
  1. Le Chef-d’œuvre d’un inconnu, aujourd’hui bien oublié, avait paru, en 1714, avec un succès qui se soutint pendant tout le xviiie siècle. Publié au milieu de la Querelle des Anciens et des Modernes, c’était une satire de la manie de l’érudition alors en faveur. L’auteur, sous le pseudonyme du Docteur Chrysostomus Mathanasius, y commentait longuement un poème merveilleux, récemment découvert, très supérieur à l’Iliade, déclarait-il, et qui n’était autre chose qu’une chanson encore plus inepte que burlesque. Cette satire, assez plaisante et où « un mot mène à un autre », était le premier ouvrage de Hyacinthe Cordonnier, dit Saint-Hyacinthe, né le 24 septembre 1684 à Orléans, mort en 1746 à Genecken, près de Bréda. Il concourut à la fondation du Journal littéraire de la Haye (1713) et publia, en 1728, des Lettres critiques sur la Henriade.
  2. Lafontaine, le Rat et l’Huître.