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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Mon hôte de Hohlfeld est un singulier homme : lui et sa servante sont aubergistes à leur corps défendant ; ils ont horreur des voyageurs. Quand ils découvrent de loin une voiture, ils se vont cacher en maudissant ces vagabonds qui n’ont rien à faire et courent les grands chemins, ces fainéants qui dérangent un honnête cabaretier et l’empêchent de boire le vin qu’il est obligé de leur vendre. La vieille voit bien que son maître se ruine ; mais elle attend pour lui un coup de la Providence ; comme Sancho elle dira : « Monsieur, acceptez ce beau royaume de Micomicon qui vous tombe du ciel dans la main. »

Une fois le premier mouvement d’humeur passé, le couple, flottant entre deux vins, fait bonne mine. La chambrière écorche un peu le français, vous bigle ferme, et a l’air de vous dire : « J’ai vu d’autres godelureaux que vous dans les armées de Napoléon ! » Elle sentait la pipe et l’eau-de-vie comme la gloire au bivouac ; elle me jetait une œillade agaçante et maligne : qu’il est doux d’être aimé au moment même où l’on n’avait plus d’espérance de l’être ! Mais, Javotte, vous venez trop tard à mes tentations cassées et mortifiées, comme parlait un ancien Français ; mon arrêt est prononcé : « Vieillard harmonieux, repose-toi, » m’a dit M. Lerminier[1]. Vous le voyez, bienveillante étrangère, il m’est défendu d’entendre votre chanson :

  1. Jean-Louis-Eugène Lerminier (1803-1857). Après avoir débuté au barreau de Paris, il ouvrit un cours privé sur l’histoire et la philosophie du droit, écrivit en même temps dans les journaux de l’opposition, notamment dans le Globe, et fut appelé, en 1831, à une chaire de Législation comparée, créée pour lui au Collège de France. Ses idées libérales et la forme oratoire qu’il leur donnait lui valurent, auprès de la jeunesse des écoles, une