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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

traîné par ces faits, sans aller chercher dans le passé les causes dont ils sont sortis et qui les excusent. Elle m’a fait bien du mal, ma patrie ; mais avec quel plaisir je lui donnerais mon sang ! Oh ! les fortes têtes, les politiques consommés, les bons Français surtout, que ces négociateurs des traités de 1815 !

Encore quelques heures, et ma terre natale va de nouveau tressaillir sous mes pas. Que vais-je apprendre ? Depuis trois semaines j’ignore ce qu’ont dit et fait mes amis. Trois semaines ! long espace pour l’homme qu’un moment emporte, pour les empires que trois journées renversent ! Et ma prisonnière de Blaye, qu’est-elle devenue ? Pourrai-je lui transmettre la réponse qu’elle attend ? Si la personne d’un ambassadeur doit être sacrée, c’est la mienne ; ma carrière diplomatique devint sainte auprès du chef de l’Église ; elle achève de se sanctifier auprès d’un monarque infortuné : j’ai négocié un nouveau pacte de famille entre les enfants du Béarnais ; j’en ai porté et rapporté les actes de la prison à l’exil, et de l’exil à la prison.

4 et 5 juin.

En passant la limite qui sépare le territoire de Saarbruck de celui de Forbach, la France ne s’est pas montrée à moi d’une manière brillante : d’abord un cul-de-jatte, puis un autre homme qui rampait sur les mains et sur les genoux, traînant après lui ses jambes comme deux queues torses ou deux serpents morts ; ensuite ont paru dans une charrette deux vieilles, noires, ridées, avant-garde des femmes françaises. Il y avait de quoi faire rebrousser chemin à l’armée prussienne.