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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

clarté suave qui les éclaire, on découvre les noms illustres et les nobles souvenirs attachés à leurs voûtes, on s’écrie avec Philippe de Comines : « C’est la plus triomphante cité que j’aie jamais vue ! »

Et pourtant ce n’est plus la Venise du ministre de Louis XI, la Venise épouse de l’Adriatique et dominatrice des mers ; la Venise qui donnait des empereurs à Constantinople, des rois à Chypre, des princes à la Dalmatie, au Péloponèse, à la Crète ; la Venise qui humiliait les Césars de la Germanie, et recevait à ses foyers inviolables les papes suppliants ; la Venise de qui les monarques tenaient à honneur d’être citoyens, à qui Pétrarque, Pléthon, Bessarion léguaient les débris des lettres grecques et latines sauvées du naufrage de la barbarie ; la Venise qui, république au milieu de l’Europe féodale, servait de bouclier à la chrétienté ; la Venise, planteuse de lions, qui mettait sous ses pieds les remparts de Ptolémaïde, d’Ascalon, de Tyr, et abattait le croissant à Lépante ; la Venise dont les doges étaient des savants et les marchands des chevaliers ; la Venise qui terrassait l’Orient ou lui achetait ses parfums, qui rapportait de la Grèce des turbans conquis ou des chefs-d’œuvre retrouvés ; la Venise qui sortait victorieuse de la ligue ingrate de Cambrai, la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisanes et ses arts, comme par ses armes et ses grands hommes ; la Venise à la fois Corinthe, Athènes et Carthage, ornant sa tête de couronnes rostrales et de diadèmes de fleurs.

Ce n’est plus même la cité que je traversai lorsque j’allais visiter les rivages témoins de sa gloire ; mais, grâce à ses brises voluptueuses et à ses flots amènes,