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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

des fils auprès de la magnificence du génie des pères ; des cahutes blanchies qui n’iraient pas au talon des gigantesques demeures des Foscari et des Pesaro. Quand on avise la truelle de mortier et la poignée de plâtre qu’une réparation urgente a forcé d’appliquer contre un chapiteau de marbre, on est choqué. Mieux valent les planches vermoulues barrant les fenêtres grecques ou moresques, les guenilles mises à sécher sur d’élégants balcons, que l’empreinte de la chétive main de notre siècle.

Que ne puis-je m’enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron, passèrent ! Que ne puis-je achever décrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! L’astre brûle encore dans ce moment mes savanes floridiennes et se couche ici à l’extrémité du grand canal. Je ne le vois plus ; mais, à travers une clairière de cette solitude de palais, ses rayons frappent le globe de la Douane, les antennes des barques, les vergues des navires, et le portail du couvent de Saint-Georges-Majeur. La tour du monastère, changée en colonne de rose, se réfléchit dans les vagues ; la façade blanche de l’église est si fortement éclairée, que je distingue les plus petits détails du ciseau. Les enclôtures des magasins de la Giudecca sont peintes d’une lumière titienne ; les gondoles du canal et du port nagent dans la même lumière. Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s’éteindre avec le jour : le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature.[1]

  1. En même temps qu’il traçait ces belles pages, le même jour,