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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ceau avec dix siècles : fardeau trop pesant pour mes bras.

Je remarquai dans la chapelle un chandelier de bois (le cierge était éteint), un bénitier destiné à la bénédiction des sépultures et un livret : Pars Ritualis romani pro usu ad exsequianda corpora defunctorum ; quand nous sommes déjà oubliés, la Religion, parente immortelle et jamais lassée, nous pleure et nous suit, exsequor fugam. Une boîte renfermait un briquet ; Dieu seul dispose de l’étincelle de la vie. Deux quatrains écrits sur papier commun étaient appliqués intérieurement aux panneaux de deux des trois portes de l’édifice :

Quivi dell’ uom le frali spoglie ascoce
Pallida morte, o passeggier, t’addita, etc.

Le seul tombeau un peu frappant du cimetière fut élevé d’avance par une femme qui tarda ensuite dix-huit ans à mourir ; l’inscription nous apprend cette circonstance ; ainsi cette femme espéra en vain pendant dix-huit ans son sépulcre. Quel chagrin nourrit en elle ce long espoir ?

Sur une petite croix de bois noir on lit cette autre épitaphe : Virginia Acerbi, d’Anni 72, 1824. Morta nel hacio del Signore. Les années sont dures à une belle Vénitienne.

Antonio me disait : « Quand ce cimetière sera plein, on le laissera reposer, et on enterrera les morts dans l’île Saint-Michel de Murano. » L’expression était juste : la moisson faite, on laisse la terre en jachère et l’on creuse ailleurs d’autres sillons.