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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

autre chose : j’ai perdu de vue René depuis maintes années ; mais je ne sais s’il cherchait dans ses plaisirs le secret de ses ennuis.

Chaque jour après mes courses j’envoyais à la poste, et il ne s’y trouvait rien : le comte Griffi ne me répondait point de Florence ; les papiers publics permis dans ce pays d’indépendance n’auraient pas osé dire qu’un voyageur était descendu au Lion Blanc. Venise, où sont nées les gazettes, est réduit à lire l’affiche qui annonce sur le même placard l’opéra du jour et l’exposition du saint sacrement. Les Aldes ne sortiront point de leurs tombeaux pour embrasser dans ma personne le défenseur de la liberté de la presse. Il me fallait donc attendre. Rentré à mon auberge, je dînai en m’amusant de la société des gondoliers stationnés, comme je l’ai dit, sous ma fenêtre, à l’entrée du grand canal.

La gaieté de ces fils de Nérée ne les abandonne jamais : vêtus du soleil, la mer les nourrit. Ils ne sont pas couchés et désœuvrés comme les lazzaroni à Naples : toujours en mouvement, ce sont des matelots qui manquent de vaisseaux et d’ouvrage, mais qui feraient encore le commerce du monde et gagneraient la bataille de Lépante, si le temps de la liberté et de la gloire vénitiennes n’était passé.

À six heures du matin ils arrivent à leurs gondoles, attachées, la proue à terre, à des poteaux. Alors ils commencent à gratter et laver leurs barchette aux Tragnetti, comme des dragons étrillent, brossent et épongent leurs chevaux au piquet. La chatouilleuse cavale marine s’agite, se tourmente aux mouvements de son cavalier qui puise de l’eau dans un vase de