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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

nant de ses maux à son poème immortel, il le refit et le gâta. Il commença ses chants delle sette giornate del mondo creato, sujet traité par Du Bartas[1]. Le Tasse fait sortir Ève du sein d’Adam, tandis que Dieu « arrosait d’un sommeil paisible les membres de notre premier père assoupi. »

Ed irrigó di placida quiete
Tutte le membra al sonnachioso…

Le poète amollit l’image biblique, et, dans les douces créations de sa lyre, la femme n’est plus que le premier songe de l’homme. Le chagrin de laisser inachevé un pieux travail qu’il regardait comme un hymne expiatoire détermina le Tasse mourant à condamner à la destruction ses chants profanes.

Moins respecté de la société que des voleurs, le poète reçut de Marc Sciarra, fameux chef de condottierri, l’offre d’une escorte pour le conduire à Rome. Présenté au Vatican, le pape lui adressa ces mots : « Torquato, vous honorerez cette couronne qui honora ceux qui la portèrent avant vous. » Éloge que la postérité a confirmé. Le Tasse répondait aux éloges en répétant ce vers de Sénèque :

Magnifica verba mors prope admota excutit.

« La mort va rabattre bientôt de ces paroles magnifiques. »

Attaqué d’un mal qu’il pressentait devoir guérir tous les autres, il se retira au couvent de Saint-Onufre, le 1er  d’avril 1595. Il monta à son dernier

  1. Dans le plus célèbre de ses poèmes, la Semaine, ou La Création en sept journées (1579).