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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

À l’entrée de la nuit, nous faillîmes d’être arrêtés au village de Saint-Paternion : il s’agissait de graisser la voiture ; un paysan vissa l’écrou d’une des roues à contre-sens, avec tant de force qu’il était impossible de l’ôter. Tous les habiles du village, le maréchal ferrant à leur tête, échouèrent dans leurs tentatives. Un garçon de quatorze à quinze ans quitte la troupe, revient avec une paire de tenailles, écarte les travailleurs, entoure l’écrou d’un fil d’archal, le tortille avec ses pinces, et, pesant de la main dans le sens de la vis, enlève l’écrou sans le moindre effort : ce fut un vivat universel. Cet enfant ne serait-il point quelque Archimède ? La reine d’une tribu d’Esquimaux, cette femme qui traçait au capitaine Parry[1] une carte des mers polaires, regardait attentivement des matelots soudant à la forge des bouts de fer, et devançait par son génie toute sa race.

Dans la nuit du 22 au 23, je traversai une masse épaisse de montagnes ; elles continuèrent leur brouillée devant moi jusqu’à Salzbourg : et pourtant ces remparts n’ont pas défendu l’empire romain. L’auteur des Essais, parlant du Tyrol, dit avec sa vivacité ordinaire d’imagination : « C’étoit comme une robe que nous ne voyons que plissée, mais qui, si elle étoit espandue, seroit un fort grand pays. » Les monts où je tournoyais ressemblaient à un éboulement des chaînes supérieures, lequel, en couvrant un vaste terrain, aurait formé de petites Alpes offrant les divers accidents des grandes.

Des cascades descendaient de tous côtés, bondis-

  1. Sur le capitaine Parry, voyez, au tome III, la note 1 de la page 177 (note 117 du Livre Premier de la Troisième Partie).