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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

saient sur des lits de pierres, comme les gaves des Pyrénées. Le chemin passait dans des gorges à peine ouvertes à la voie de la calèche. Aux environs de Gemünd, des forges hydrauliques mêlaient le retentissement de leurs pilons à celui des écluses de chasse ; de leurs cheminées s’échappaient des colonnes d’étincelles parmi la nuit et les noires forêts de sapins. À chaque coup de soufflet sur l’âtre, les toits à jour de la fabrique s’illuminaient soudain, comme la coupole de Saint-Pierre de Rome un jour de fête. Dans la chaîne du Karch, on ajouta trois paires de bœufs à nos chevaux. Notre long attelage, sur les eaux torrentueuses et les ravines inondées, avait l’air d’un pont vivant : la chaîne opposée du Tauern était drapée de neige.

Le 23, à neuf heures du matin, je m’arrêtai au joli hameau de Saint-Michel, au fond d’une vallée. De belles grandes filles autrichiennes me servirent un déjeuner bien propre dans une petite chambre dont les deux fenêtres regardaient des prairies et l’église du village. Le cimetière, entourant l’église, n’était séparé de moi que par une cour rustique. Des croix de bois, inscrites dans un demi-cercle et auxquelles appendaient des bénitiers, s’élevaient sur la pelouse des vieilles tombes : cinq sépulcres encore sans gazon annonçaient cinq nouveaux repos. Quelques-unes des fosses, comme des plates-bandes de potager, étaient ornées de soucis en pleine fleur dorée ; des bergeronnettes couraient après des sauterelles dans ce jardin des morts. Une très vieille femme boiteuse, appuyée sur une béquille, traversait le cimetière et rapportait une croix abattue : peut-être la loi lui