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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lut me séparer de ma première-née, moins difficilement toutefois que dans l’Île de l’Ohio.

Jusqu’à Werfen, rien n’attira mon attention, si ce n’est la manière dont on fait sécher les regains : on fiche en terre des perches de quinze à vingt pieds de haut ; on roule, sans trop le serrer, le foin écru autour de ces perches ; il y sèche en noircissant. À une certaine distance, ces colonnes ont tout à fait l’air de cyprès ou de trophées plantés en mémoire des fleurs fauchées dans ces vallons.

24 septembre, mardi.

L’Allemagne s’est voulu venger de ma mauvaise humeur contre elle. Dans la plaine de Salzbourg, le 24 au matin, le soleil parut à l’est des montagnes que je laissais derrière moi ; quelques pitons de rochers à l’occident s’illuminaient de ses premiers feux extrêmement doux. L’ombre flottait encore sur la plaine, moitié verte, moitié labourée, et d’où s’élevait une fumée, comme la vapeur des sueurs de l’homme. Le château de Salzbourg, accroissant le sommet du monticule qui domine la ville, incrustait dans le ciel bleu son relief blanc. Avec l’ascension du soleil, émergeaient, du sein de la fraîche exhalaison de la rosée, les avenues, les bouquets de bois, les maisons de briques rouges, les chaumières crépies d’une chaux éclatante, les tours du moyen âge balafrées et percées, vieux champions du temps, blessés à la tête et à la poitrine, restés seuls debout sur le champ de bataille des siècles. La lumière automnale de cette scène avait la couleur violette des veilleuses, qui s’épanouissent dans cette saison, et dont les prés le long de la Saltz