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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

une pareille occasion de nous relever ne se présentera peut-être de longtemps.

En dernier résultat, M. Thiers, pour sauver son système, a réduit la France à un espace de quinze lieues qu’il a fait hérisser de forteresses ; nous verrons bien si l’Europe a raison de rire de cet enfantillage du grand penseur.

Et voilà comment, entraîné par ma plume, j’ai consacré plus de pages à un homme incertain d’avenir que je n’en ai donné à des personnages dont la mémoire est assurée. C’est un malheur du trop long vivre : je suis arrivé à une époque de stérilité où la France ne voit plus courir que des générations maigres : Lupa carca nella sua magrezza[1]. Ces mémoires diminuent d’intérêt avec les jours survenus, diminuent de ce qu’ils pouvaient emprunter de la grandeur des événements ; ils se termineront, j’en ai peur, comme les filles d’Achéloüs[2]. L’empire romain, magnifiquement annoncé par Tite-Live, se resserre et s’éteint obscur dans les récits de Cassiodore. Vous étiez plus heureux, Thucydide et Plutarque, Salluste et Tacite, quand vous racontiez les partis qui divisaient Athènes et Rome ! Vous étiez certains du moins de les animer, non seulement par votre génie, mais encore par l’éclat de la langue grecque et la gravité de la langue latine ! Que pourrions-nous raconter de notre société finissante, nous autres Welches, dans notre jargon confiné à d’étroites et barbares limites ?

  1. Dante, Enfer ch. I. v. 50.
  2. Les Sirènes, filles d’Achéloüs et de Calliope. Elles avaient le corps d’une femme jusqu’à la ceinture, et, au-dessous, la forme d’un poisson.