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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

affronter une mer orageuse ; on semble même faire fi de la vie ; on se trouve un visage assuré, content, serein ; mais c’est que l’imagination montre le succès plutôt que la mort ; c’est que l’esprit s’exerce bien moins sur les dangers que sur les moyens d’en sortir[1]. »

Ces paroles sont remarquables dans la bouche d’un homme qui devait mourir en duel.

En 1800, lorsque je rentrai en France, j’ignorais que sur le rivage où je débarquais il me naissait un ami[2]. J’ai vu, en 1836, descendre cet ami au tombeau sans ces consolations religieuses dont je rapportais le souvenir dans ma patrie la première année du siècle.

Je suivis le cercueil depuis la maison mortuaire jusqu’au lieu de la sépulture ; je marchais auprès du père de M. Carrel et donnais le bras à M. Arago : M. Arago a mesuré le ciel que j’ai chanté.

Arrivé à la porte du petit cimetière champêtre, le convoi s’arrêta ; des discours furent prononcés. L’absence de la croix m’apprenait que le signe de mon affliction devait rester renfermé au fond de mon âme.

Il y avait six ans qu’aux journées de Juillet, passant devant la colonnade du Louvre, près d’une fosse ouverte, j’y rencontrai des jeunes gens qui me rapportèrent au Luxembourg, où j’allais protester en faveur d’une royauté qu’ils venaient d’abattre ; après six ans, je revenais, à l’anniversaire des fêtes de Juil-

  1. L’article de Carrel sur le suicide du jeune et malheureux Sautelet avait paru dans la Revue de Paris en juin 1830 sous ce titre : Une Mort volontaire.
  2. Chateaubriand débarqua à Calais le 8 mai 1800 ; le même jour, 8 mai, Armand Carrel naissait à Rouen.