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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

qui n’opère pas avec une explosion terrible, le mal parcimonieusement employé par l’esclave au profit du maître, n’est que de la turpitude. Le vice, complaisant du crime, entre dans la domesticité. Supposez M. de Talleyrand plébéien, pauvre et obscur, n’ayant avec son immoralité que son esprit incontestable de salon, l’on n’aurait certes jamais entendu parler de lui. Ôtez de M. de Talleyrand le grand seigneur avili, le prêtre marié, l’évêque dégradé, que lui reste-t-il ? Sa réputation et ses succès ont tenu à ces trois dépravations.

La comédie par laquelle le prélat a couronné ses quatre-vingt-deux années est une chose pitoyable : d’abord, pour faire preuve de force, il est allé prononcer à l’Institut l’éloge commun d’une pauvre mâchoire allemande[1] dont il se moquait. Malgré tant de spectacles dont nos yeux ont été rassasiés, on a fait la haie pour voir sortir le grand homme ; ensuite il est venu mourir chez lui comme Dioclétien, en se montrant à l’univers[2]. La foule a bayé, à l’heure su-

  1. Le comte Charles-Frédéric Reinhard, ancien chef de division au ministère des affaires étrangères, dont Talleyrand prononça l’éloge à l’Institut, était né, le 2 octobre 1761, à Schorndorf, en Wurtemberg.
  2. La lecture de l’Éloge de Reinhard fut pour M. de Talleyrand, selon le mot de Sainte-Beuve, sa représentation d’Irène. C’était le 3 mars 1838. La salle était comble. M. Mignet, secrétaire perpétuel, alla à sa rencontre dans la pièce qui précédait celle des séances. Le prince (il était alors dans sa 85e année) n’avait pu monter à pied l’escalier ; il avait été porté par deux domestiques en livrée. Quand il fit son entrée dans la salle, appuyé sur le bras de M. Mignet et sur sa béquille, tous les assistants étaient debout. Son discours, prononcé d’une voix très forte, fut fréquemment interrompu par les applaudissements. La lecture faite (et ce fut là toute la séance, une petite demi-heure