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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

l’historien romain, n’étaient pas si avisés que mon baron allemand. Eudore n’en savait pas tant, quand je le faisais voyager aux embouchures de l’Ister, où l’Euxin, selon Racine, devait porter Mithridate en deux jours.[1] « Ayant passé l’Ister vers son embouchure, je découvris un tombeau de pierre sur lequel croissait un laurier. J’arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce premier vers des élégies d’un poète infortuné :

« Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi. »
(Martyrs.)[2]

Le Danube, en perdant sa solitude, a vu se reproduire sur ses bords les maux inséparables de la société : pestes, famines, incendies, saccagements de villes, guerres, et ces divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs humaines.

Déjà nous avons vu le Danube inconstant,
Qui, tantôt catholique et tantôt protestant,
 Sert Rome et Luther de son onde,
 Et qui, comptant après pour rien
 Le Romain et le Luthérien,
 Finit sa course vagabonde
 Par n’être pas même chrétien.[3]

  1. Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours
    Aux lieux où le Danube y vient finir son cours.

    « On rapporte, dit La Harpe, qu’à ces vers de Mithridate, un vieux militaire, qui avait fait la guerre dans ces contrées, dit assez haut : Oui assurément, j’en doute. Il n’avait pas tort. » (Cours de littérature, IIe partie, liv. I, ch. III.)

  2. Les Martyrs, livre VII.
  3. Ces vers sont du vieil académicien Régnier-Desmarais,