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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Nous sommes sortis par le pont de la route de Prague, pont très vanté et fort laid. En quittant le bassin du Danube, on gravit des escarpements. Kirn, le premier relais, est perché sur une rude côte, du sommet de laquelle, à travers les nues aqueuses, j’ai découvert des collines mortes et de pâles vallées. La physionomie des paysans change ; les enfants, jaunes et bouffis, ont l’air malade.

Depuis Kirn jusqu’à Waldmünchen, l’indigence de la nature s’accroît : on ne voit presque plus de hameaux ; des chaumières en rondins de sapin, liés avec un gâchis de terre, comme sur les cols les plus maigres des Alpes.

La France est le cœur de l’Europe ; à mesure qu’on s’en éloigne, la vie sociale diminue : on pourrait juger de la distance où l’on est de Paris par le plus ou moins de langueur du pays où l’on se retire. En Espagne et en Italie, la diminution du mouvement et la progression de la mort sont moins sensibles : dans la première contrée, un autre peuple, un autre monde, des Arabes chrétiens vous occupent ; dans la seconde, le charme du climat et des arts, l’enchantement des amours et des ruines, ne laissent pas le temps vous opprimer. Mais en Angleterre, malgré la perfection de la société physique, en Allemagne, malgré la moralité des habitants, on se sent expirer. En Autriche et en Prusse, le joug militaire pèse sur vos idées, comme le ciel sans lumière sur votre tête ; je ne sais quoi vous avertit que vous ne pouvez ni écrire, ni parler, ni penser avec indépendance ; qu’il faut retrancher de votre existence toute la partie noble, laisser oisive en vous la première des facultés de l’homme, comme un