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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE
« Tout cela, c’est du style affecté, croyez-moi ; le travail de l’esprit s’y montre au moins autant que l’observation de la nature. Que sont ces « agilités souples, suivant la trace oblique et tortueuse des insectes voltigeants, cette flexibilité preste ?… » Ce redoublement d’épithètes et de verbes pittoresques qui se rebrouillent, pour dire comme Buffon ? J’aime mieux (et en cela, comme en bien d’autres choses, je prends pour mon patron Alceste le misanthrope), oui, j’aime mieux la chanson grecque toute naïve : « Voici venir l’hirondelle qui ramène les beaux jours ; blanche sous le ventre, noire sur le dos. Ouvrez, ne dédaignez pas l’hirondelle. »
« Au reste, continua-t-il, ce matin, vers l’aube, rêvant éveillé dans mon lit, selon ma coutume, je me suis imaginé entendre une hirondelle gazouiller sur le volet de ma fenêtre ; c’était peut-être un de ces moineaux noircis de fumée qui nichent dans les cheminées de Londres, et qui, au centre de la civilisation anglaise, perdent leur couleur, comme tant d’autres animaux y laissent leur naturel et presque leur instinct. Quoiqu’il en soit de mes illusions, je me suis mis, de rêve en rêve, à converser avec l’hirondelle travestie en moineau, et je lui ai adressé des paroles que je suis allé écrire dès que le jour plus grand m’a éclairé. Les voici. Relisons-les à l’ombre, au milieu des bois ; c’est le lieu véritable de la scène. »
Et l’ambassadeur me tendit un papier sillonné tout de travers par les grosses lignes de son écriture si familière à mes yeux, si lisible même dans son incorrection, préférée par Louis XVIII à toute autre, et que je déchiffrais journellement sur les brouillons raturés de ses dépêches. Voici ce que je lus :
« Hélas ! ma chère hirondelle, je suis un pauvre oiseau mué, et mes plumes ne reviendront plus. Je ne puis donc m’envoler avec toi : trop lourd de chagrins et d’années, me porter te serait impossible. Et puis, où irions-nous ? Le printemps et les beaux climats ne sont plus de ma saison. À toi l’air et les amours ; à moi la terre et l’isolement. Tu pars : que la rosée rafraîchisse tes ailes ! qu’une vergue hospitalière se présente à ton vol fatigué, lorsque tu traverseras la mer d’Ionie ! qu’un octobre serein te sauve du naufrage. Salue pour moi les oliviers d’Athènes et les palmiers de Rosette. Si je ne suis plus quand les fleurs te ramèneront, je t’invite à mon banquet funèbre. Viens au soleil couchant happer des moucherons sur l’herbe de ma tombe. Comme toi j’ai aimé la liberté et j’ai vécu de peu. »
Je battis des mains à cette inspiration antique, aussi élégante