Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/200

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« Qui là[1] ? » dit-il. « Pierre ! c’est moi ! (répondit-elle.)
Eh ! messire ! combien de temps jeûnerez-vous,
combien de temps compterez et calculerez
vos sommes et vos livres et toutes vos choses ?
Que le diable ait sa part de tous vos compléments !
N’avez-vous point assez de ce que Dieu envoie ?
1410Descendez donc et me laissez vos sacs tranquilles !
Quoi, n’êtes-vous honteux que Dom Jean aille ainsi
morne et à jeun toute cette journée ?
Allons entendre messe et dîner aussitôt ! »
— « Femme ! (lui dit notre homme,) à peine peux-tu croire
combien curieuses sont nos affaires à nous ;
car parmi les marchands — oui, sur Dieu qui me sauve !
et sur ce bon seigneur qui s’appelle Saint Yves ! —
à peine en verras-tu prospérer deux sur douze,
continuellement, durant jusqu’à notre âge.
1420Car on peut faire chère et montrer bon visage,
et mener un bon train dans le monde, peut-être,
et cependant garder son vrai état secret,
jusqu’à ce que l'on meure, ou qu’on aille jouer
au pèlerin[2], ou s’esquiver d’autre manière.
Et c’est pourquoi j’ai grand’ nécessité
de réfléchir sur cet étrange monde ;
car toujours il nous faut demeurer en la crainte
de sort chanceux pour notre marchandise.
1430En Flandre veux-je aller demain au petit jour,
et puis m’en revenir aussi tôt que pourrai ;
et donc, ma chère femme, je te prie,
d’être à chacun fort complaisante et douce,
d’être soigneuse aussi de garder notre bien,
et fort honnêtement gouverner la maison.
Car tu as planté toutes choses requises
et suffisantes à ménage bien tenu.
Ne te manquent habits ni victuailles
et point n’auras défaut d’argent dedans ta bourse. »
Sur ce mot il ferma la porte du comptoir
1440et descendit, sans plus vouloir tarder ;

  1. En français dans le texte.
  2. C’est-à-dire décamper en prétextant un pèlerinage.