Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/379

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et Grisilde pouvait bien s’étonner profondément,
car jamais encore n’avait-elle vu pareil spectacle.

Il n’était pas étonnant qu’elle s’émerveillât
de voir si grand personnage les venir visiter,
car point n’était habituée à de pareilles visites,
340et son visage en paraissait tout pâle.
Mais, pour poursuivre ce conte en peu de mots,
voici les paroles que le marquis adressa
à cette bénigne, vraie, fidèle jeune fille :

« Grisilde (dit-il), il vous faut bien comprendre
qu’avec l’assentiment de votre père il me plait
de vous épouser, et il se peut faire,
je le veux croire, que vous y consentiez aussi.
Mais d’abord je vous poserai cette question (dit-il) :
puisque tout se doit conclure de façon hâtive,
350y voulez-vous consentir, où préférez-vous réfléchir ?

Je vous le demande : vous prêterez-vous de bon cœur
à tous mes caprices, et pourrai-je librement,
comme bon me semblera, vous causer joie ou chagrin
sans que jamais vous murmuriez, de jour ou de nuit ?
et lorsque je dirai oui, jamais vous ne direz non
soit en paroles, soit d’un froncement de sourcils ?
jurez-le, et ici même je jure notre union. »

Stupéfaite de ces mots, tremblante de crainte,
elle dit : « Seigneur, tout indigne, tout incapable
360que je sois de cet honneur que vous m’offrez,
comme vous le voudrez, je le voudrai aussi.
Et ici je jure que jamais à mon escient
je ne vous désobéirai en actes ou en pensées,
dusse je en mourir, et il me serait dur de mourir. »

« Cela suffit, ma Grisilde ! » dit-il,
et, d’un air fort grave, il alla
jusqu’à la porte, elle le suivant ;
et il parla au peuple de cette manière :
« C’est ma femme (dit-il), que voici.
370Honorez-la et aimez-la, je vous en prie,
vous tous qui m’aimez : c’est tout ce que j’ai à dire. »