Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/399

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qu’aucune erreur ne se peut apercevoir ;
et tous se demandent qui peut bien être celle
1020qui, sous ses pauvres habits,
sait faire les honneurs avec tant de cérémonie,
et l'on donne de justes éloges à sa sagesse[1].

Et pendant tout ce temps elle ne cessait
de louer la jeune fille et aussi le frère,
de tout son cœur et dans une intention bienveillante,
à tel point que ses éloges ne pouvaient être surpassés.
Mais enfin, lorsque les gentilshommes allèrent
prendre place à table, le marquis se mit à appeler
Grisilde, qui était occupée dans la grande salle.

1030« Grisilde (dit-il) comme pour se jouer,
comment te plaît ma femme et sa beauté ? »
« Fort bien, mon seigneur (répondit-elle), car, par ma foi,
jamais ne vis-je plus beau visage que le sien.
Je prie Dieu qu’il lui accorde prospérité,
et j’espère aussi qu’à vous il enverra
plaisir en suffisance jusqu’à la fin de vos jours.

D’une chose je vous supplie et vous avertis aussi :
ne harcelez point des piqûres du tourment
cette tendre jeune fille, comme vous l’avez fait à d’autres[2],
1040car elle a été nourrie et élevée
plus délicatement et je crois
qu’elle ne pourrait pas endurer l’adversité
aussi bien que le peut créature pauvrement élevée. »

Et lorsque Gualtier vit sa patience,
son visage heureux et son cœur sans rancune,
alors qu’il lui avait si souvent fait injure,
tandis qu’elle restait ferme et constante comme un mur,
sans jamais se départir de son innocence, —
alors cet opiniâtre marquis se disposa en son cœur
1050à prendre en pitié sa fidélité d’épouse.

  1. Exactement « prudence -, c’est-à-dire connaissance du monde, ce que nous appellerions le tact.
  2. Pétrarque avait écrit : « Ne hanc illis aculeis agites, quibus alteram agi tasti ».