Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/400

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« Voilà qui suffit, ma Grisilde (dit-il) :
n’aie plus de crainte ou de mécontentement ;
ta foi et ta bénignité
je les ai éprouvées, autant que femme le fut jamais,
en haute condition et sous de pauvres habits.
Maintenant je connais, ma chère femme, ta constance ; »
et, la prenant dans ses bras, il lui donna un baiser.

Et elle, de surprise, en devint insensible
et n’entendit pas les mots qu’il lui disait ;
1060elle semblait s’éveiller en sursaut d’un sommeil
et à la longue elle sortit de sa stupeur :
« Grisilde (dit-il), par Dieu qui mourut pour nous,
tu es mon épouse et je n’en ai point d’autre
ni n’en eus jamais, par mon âme que Dieu sauve !

Voici ta fille que tu pensais
devoir être ma femme ; cet autre, sur ma foi,
sera mon héritier, comme je me le suis toujours proposé :
tu l’as porté en ton corps, sans nul doute.
A Bologne je les ai fait garder en secret :
1070reprends-les, car maintenant tu peux dire
que tu n’as perdu ni l’un ni l’autre de tes deux enfants.

Et les gens qui ont dit autre chose de moi,
je les avertis que j’ai fait cette action
nullement par méchanceté et par cruauté,
mais pour éprouver en toi tes vertus de femme
et non pas pour tuer mes enfants, à Dieu ne plaise !
mais pour les tenir en secret et cachette
jusqu’à ce que je connusse ta pensée et toute ton âme. »

Ce qu’entendant, elle tombe en défaillance[1]
1080sous le coup de cette joie douloureuse, puis, reprenant ses sens,
elle appelle ses deux jeunes enfants vers elle,
et dans ses bras, pleurant à faire pitié,
elle les serre, et, les baisant tendrement

  1. Les vers 1079-1113 sont presque entièrement de Chaucer. Pétrarque disait seulement : « Hæc illa audiens pene gaudio exanimis et pietate amena jucundissimisque cum lachrymis, suorum pignorum in amplexus ruit, fatigatque osculis, pioque gemitu madefacit ».