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Le Conte du Marchand


Le Prologue du Marchand.



« Pleurs, gémissements, soucis et chagrins de toute sorte
je sais bien ce que c’est, le soir comme le matin
(dit le Marchand) ; et c’est le cas de bien d’autres
qui sont mariés, je suis porté à le croire,
car je sais bien qu’il en est ainsi pour moi.
J’ai une femme, la pire qui soit au monde ;
si le diable était marié avec elle,
1220c’est elle qui aurait le dessus, je le jure.
À quoi bon vous dire en détail
toute sa méchanceté ? C’est une mégère de tout point.
Il y a en long et en large belle différence
entre la grande patience de Griselidis
et l’extrême cruauté de ma femme.
Si j’en étais délivré, aussi vrai que Dieu bénisse mon bien !
jamais plus je ne retomberais dans le piège.
Nous autres, hommes mariés, nous vivons en peine et souci.
En essaie qui voudra, et il verra
1230que je dis vrai, par saint Thomas de l’Inde,
du moins pour la plupart, je ne dis pas tous ;
à Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi !
Ah ! messire l’hôte, je suis marié
depuis deux mois, sans plus, pardi,
et pourtant, je crois que celui qui toute sa vie
est resté garçon, quand même on le percerait
jusqu’au cœur, ne pourrait en aucune manière
parler de peines pareilles à celles que dès maintenant
je pourrais dire, à cause de la maudite méchanceté de ma femme. »
1240« Or donc (dit notre hôte), Marchand, Dieu vous bénisse,
puisque vous connaissez tant de choses là-dessus,
instamment je vous prie de nous en faire part. »
« Très volontiers (dit-il), mais de mon propre chagrin,
tant mon cœur a de peine, je ne peux parler davantage. »