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CONTE DU CHEVALIER.

Et maintenant tu voudrais traîtreusement te mettre
à aimer ma dame, que j’aime et que je sers,
et servirai toujours jusqu’à ce que mon cœur meure.
Certes, déloyal Arcite, tu n’en feras rien.
Le premier je l’ai aimée, et je t’ai dit ma peine
comme à mon conseiller, et à un frère obligé par serment
de m’assister, comme je le disais tout à l’heure.
Donc tu es tenu, comme chevalier,
1150de m’aider, s’il est en ton pouvoir,
ou autrement tu es félon, j’ose le maintenir. »

    Arcite avec grand’hauteur reprit :
« Tu seras », dit-il, « félon plus tôt que moi ;
mais tu l’es déjà, je te le dis nettement ;
car par amour[1] je l’ai aimée avant toi.
Que veux-tu dire ? tu ne savais pas tout à l’heure
si elle est femme ou déesse !
En toi il y a aspiration vers chose sainte,
et en moi amour, comme envers une créature ;
1160c’est pourquoi je t’ai dit ce qui m’est advenu,
comme à mon cousin, et à mon frère juré.
Je suppose que tu l’aies aimée d’abord,
ne connais-tu pas le dit du vieux clerc :
« Qui fixera à l’amoureux aucune loi ? »[2]
L’amour est une plus grande loi, sur ma tête,
qu’on n’en peut fixer sur terre à nul homme.
Aussi les lois positives et toutes telles dispositions
sont tous les jours violées par amour, par gens de toutes classes.
Un homme doit aimer, en dépit qu’il en aie.
1170Il n’y peut échapper, même s’il en devait mourir,
que la femme soit fille, ou veuve ou épouse.
Et puis, il n’est guère probable que, de toute la vie,
tu obtiennes sa faveur, non plus que moi ;
car tu sais bien, vraiment,
que toi et moi sommes condamnés à la prison
perpétuellement ; nulle rançon ne peut nous délivrer.

  1. Par amour, en français dans le texte.
  2. « Le vieux clerc » est Boèce, De Consolalione Philosophiæ, lib. 3, met. 12 :

    Quis legem det amantibus ?
    Major lex amor est sibi.