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CHARLES GUÉRIN.

encore, c’était l’inévitable expulsion des parens de son mari. L’oncle Charlot demeura seul à la tête de la ferme. Sa présence était non seulement utile, mais même indispensable.

Malgré tous les inconvéniens qui semblaient contrarier sa résolution, malgré les sentiments pénibles qui devaient empoisonner son séjour prolongé dans une paroisse où elle s’était vue riche, puissante, honorée, madame Guérin refusa avec persistance l’offre très mesquine d’abord, puis rapidement portée à une somme raisonnable, que M. Wagnaër lui proposa pour ce qu’il lui restait de propriétés. Elle préféra vivre avec la plus stricte économie, s’imposer les plus dures privations, elle préféra même retrancher à sa jeune famille toutes les jouissances auxquelles elle était habituée que de déshériter ses enfans du patrimoine de leurs aïeux. D’autres motifs plus puissans que ce poétique attachement pour deux terres et une maison, avaient rendu d’ailleurs sa détermination inébranlable. C’est qu’en femme habile et prévoyante, elle avait parfaitement compris toute l’importance de la petite Rivière aux Écrevisses ; c’est qu’elle savait bien que la valeur de ses propriétés ne pouvait qu’augmenter avec le temps ; c’est qu’enfin elle nourrissait une antipathie bien légitime contre celui qui avait fondu sur elle et ses enfans à l’improviste, pour les dépouiller.

Aussi lorsqu’à l’expiration des deux années de deuil, guidé par sa cupidité, et par une passion brutale que la beauté de la veuve justifiait, l’effronté spéculateur voulut parler de mariage, il fut éconduit avec la plus vive indignation et le mépris le plus écrasant.

Ajoutons à la louange de madame Guérin que le culte presque fanatique qu’elle portait à la mémoire de son mari, et sa fierté naturelle étaient entrés pour beaucoup dans son refus. Depuis ce temps une lutte opiniâtre s’était engagée entre le voisin et la voisine. Celle-ci avait eu jusque-là l’avantage, mais elle ne voyait pas sans une joie mêlée d’angoisses le mo-