Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 1.djvu/32

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
LES LIAISONS


Lettre V

La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont.

Savez-vous, vicomte, que votre lettre est d’une insolence rare, & qu’il ne tiendrait qu’à moi de m’en fâcher ? mais elle m’a prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, & cela seul vous a sauvé de mon indignation. Amie généreuse & sensible, j’oublie mon injure pour ne m’occuper que de votre danger ; & quelque ennuyeux qu’il soit de raisonner, je cède au besoin que vous en avez dans ce moment.

Vous, avoir la présidente de Tourvel ! mais quel ridicule caprice ! Je reconnais bien là votre mauvaise tête, qui ne sait désirer que ce qu’elle croit ne pas pouvoir obtenir. Qu’est-ce donc que cette femme ? des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression : passablement faite, mais sans grâce ; toujours mise à faire rire, avec ses paquets de fichus sur la gorge & son corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. Rappelez-vous donc ce jour où elle quêtait à Saint-Roch & où vous me remerciâtes tant de vous avoir procuré ce spectacle. Je crois la voir encore, donnant la main à ce grand échalas en cheveux longs, prête à tomber à chaque pas, ayant toujours