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DANGEREUSES.

contrainte d’avouer sa défaite. Laissons le braconnier obscur tuer à l’affût le cerf qu’il a surpris ; le vrai chasseur doit le forcer. Ce projet est sublime, n’est-ce pas ! mais peut-être serais-je à présent au regret de ne l’avoir pas suivi, si le hasard ne fût venu au secours de ma prudence.

Nous entendîmes du bruit. On venait au salon. Madame de Tourvel, effrayée, se leva précipitamment, se saisit d’un des flambeaux, & sortit. Il fallut bien la laisser faire. Ce n’était qu’un domestique. Aussitôt que j’en fus assuré, je la suivis. À peine eus-je fait quelques pas, que, soit qu’elle me reconnût, soit un sentiment vague d’effroi, je l’entendis précipiter sa marche & se jeter plutôt qu’entrer dans son appartement, dont elle ferma la porte sur elle. J’y allai ; mais la clef était en dedans. Je me gardai bien de frapper ; c’eût été lui fournir l’occasion d’une résistance trop facile. J’eus l’heureuse & simple idée de tenter de voir à travers la serrure, & je vis, en effet, cette femme adorable à genoux, baignée de larmes, & priant avec ferveur. Quel dieu osait-elle invoquer ! en est-il d’assez puissant contre l’amour ? En vain cherche-t-elle à présent des secours étrangers ; c’est moi qui réglerai son sort.

Croyant en avoir assez fait pour un jour, je me retirai aussi dans mon appartement & me mis à vous écrire. J’espérais la revoir au souper : mais elle fit dire qu’elle s’était trouvée indisposée & s’était mise au lit. Madame de Rosemonde voulut monter chez elle ; mais la malicieuse malade prétexta un mal de