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CHAP. X. — LES CICÉRONIENS

ments, au dire de ceux qui les ont entendus, ressemblent aux rugissements de quelque grand animal (voyez la fable du lion et de la grenouille). Mais moi qui ai vu l’homme (ou plutôt cette chose sans intelligence qui a forme humaine) et qui lui ai parlé quand je me trouvai à Lyon, je sais qu’il n’est qu’une bête insignifiante. Il dit quelque part qu’il est jeune, mais il a plutôt quarante ans que trente-huit. Sa tête d’hébété est à moitié chauve. Il portait alors une courte veste espagnole, grossière et fort usée, qui couvrait à peine son dos. Son visage est d’une pâleur si funèbre et si noire, et il a un air si piteux, que l’on croit qu’une furie vengeresse s’est attachée à ses pas et va le conduire à la roue. Vous allez me demander qui m’a procuré l’occasion de voir ce spectacle de mauvais augure. Ce fut cet autre admirable cicéronien[1], cet ennemi implacable du grec et des études helléniques, qui a publié le Cicero revocatus et Cicero relegatus. Il a été banni d’Italie et n’a pas encore été rappelé ; quoique ce soit là son pays natal, il a tellement craint d’y être reconnu, et il savait si bien à quoi s’en tenir sur ses propres mérites, qu’il n’a pas osé mettre son nom sur le titre du livre. Je n’en ai pas moins été fort lié avec lui à Bologne. A Lyon il m’a dit : « Libre «aux autres de choisir d’autres maîtres, je ne reconnais que «le Christ et Cicéron ; le Christ et Cicéron me suffisent. » Je n’ai pourtant rien vu du Christ en lui ou dans ses livres ; Dieu sait seulement s’il y avait quelque chose en son cœur. Toutefois il m’a dit lui-même que lorsqu’il s’est enfui en France il a emporté avec lui, pour se consoler dans son malheur, non pas l’Ancien ou le Nouveau Testament, mais les épîtres de Cicéron ad familiares. Je vous aurais brièvement parlé de la situation de cet individu qui est digne de sa vie (le Phrygien pourtant n’a pas encore senti les verges de Dieu pour l’exhorter au repentir[2]; oh ! s’il pouvait les

  1. Hortensio Lando.
  2. Utrum igitur nostrum est, an vestrum, hoc proverbium Phrygem plagis fieri solere meliorem ». Cicero. Pro Flacco, 27.