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VIE DE CICÉRON,

pagne, il monta incontinent en mer pour s'en aller trouver Pompeius : là où arrivé qu'il fut, tous les autres le veirent vouluntiers, excepté Caton, lequel à part en secret le reprit bien fort de ce qu'il s'estoit venu joindre à Pompeius, disant « que quant à soy il ne luy eust pas esté honeste d'abandonner alors le party qu'il avoit dès le commencement choisy et suivy au gouvernement de la chose publique : mais quant à luy, qu'il eust esté plus utile et pour le bien public du païs, et particulièrement pour tous ses amis, qu'il fust demouré neutre entre les deux parties, en s'accommodant selon ce qui adviendroit, et qu'il n'y avoit nulle raison, ny cause nécessaire qui le contraignist de se déclarer ennemy de Cœsar, et de venir là se jetter en un si grand péril. » Ces remonstrances de Caton renversèrent toute la resolution de Ciceron, avec ce que Pompeius ne se servoit de luy en nulle chose de conséquence : de quoy toutefois il estoit plus cause luy mesme que Pompeius, parce qu'il confessoit ouvertement qu'il se repentoit d'estre venu là, et que ordinairement il ravalloit et faisoit les préparatifs de Pompée petits, et qu'il trouvoit mauvaises toutes leurs délibérations, ce qui le rendoit suspect : et si ne se pouvoit pas tenir de laisser eschapper tousjours quelque mot de risée et de mocquerie encontre ceulx de son party, combien que luy mesme n'eust aucune envie de rire : car il alloit par le camp triste et pensif^^1, mais il disoit tousjours quelque brocard qui faisoit rire les autres, encore qu'ilz en eussent aussi peu de voulunté que luy.

LXII. Si ne sera point hors de propos en mettre quelques uns en cest endroit. Domitius^^2 taschoit d'avancer un certain personnage auquel il vouloit faire donner une place de capitaine, et pour le recommander disoit, qu'il estoit homme honeste, sage et modeste. Ciceron ne se peut tenir de luy dire, « Que ne le gardes tu donc pour gouverner tes enfans ? » Il y en avoit qui louoient Theophanes Lesbien^^3, qui estoit maistre des ouvriers du camp, de ce qu'il avoit bien reconforté les Rhodiens touchant la perte qu'ilz avoient faitte de leurs vaisseaux : « Voyez, dit Ciceron, quel grand bien c'est d'avoir un maistre des œuvres grec^^1. » Quand ce vint à joindre de près, que Cœsar avoit quasi l'avantage, et les tenoit presque assiégez, Lentulus dit un jour qu'il entendoit que les amis de Cœsar estoient tous tristes et melancholiques. Ciceron luy respondit,« Dis-tu qu'ilz portent mauvaise voulunté à Caesar ? » Un autre nommé Marcius, venant tout freschement d'Italie, dit que le bruit estoit à Rome, que Pompeius estoit assiégé : Ciceron luy dit, « Comment t'es-tu donc embarqué pour le venir voir toy mesme, à fin que tu le creusses quand tu l'aurois veu ? » Après la desfaitte il y eut un Nonnius qui dit que l’on devoit encore avoir bonne espérance, pource que l'on avoit pris sept aigles^^2 dedans le camp de Pompeius, « Ton admonestement ne seroit pas « mauvais, luy dit Ciceron, si nous avions à « combatre contre des pies ou des geays. » Labienus alloit asseurant sur la fiance de quelques oracles, qu'il estoit force que Pompeius enfin demourast supérieur : « Voiremais, dit Ciceron, avec toute ceste belle ruze de guerre, nous « avons naguères perdu notre camp pourtant.^^3 »

1 Cicéron parle lui-même (Philipp., ii, 15) de cette tristesse profonde qui le suivait partout, lorsqu'il était dans le camp de Pompée, et il l'attribue au pressentiment funeste qu'il avait de l'avenir. Il se justifie ensuite (c. 16) de toutes ces plaisanteries qu'Antoine lui avait reprochées, « et qu'il ne s'était permises, disait-il, que pour distraire les autres des chagrins et des inquiétudes dont ils étaient tourmentés. »

2 Domitius, d'abord assiégé dans Corfinium, et renvoyé libre par César après la prise de cette place (Cœs., de Bell, civ., i, 23), était venu joindre Pompée, et périt à Pharsale (Ibid., iii, 99 ; Philipp., ii, 39).

3 Théophane de Mitylène, dans l'île de Lesbos, avait écrit l'Histoire des guerres de Pompée, auprès duquel il jouissait d'un très-grand crédit ; qui lui avait donné le droit de bourgeoisie en présence de l'armée, et qui avait, à sa considération, rendu la liberté aux Mityléniens (pro Arch., 10) ; mais Cicéron ne paraît pas en faire grand cas dans une lettre à Atticus (ix, 1). On voit dans la Vie de Pompée, par Plutarque, que ce fut Théophane qui donna à ce général le funeste conseil de se retirer auprès de Ptolémée, roi d'Egypte, après la perte de la bataille de Pharsale.

1 C'est-à-dire, d'avoir un Grec pour intendant, pour chef des ouvriers.

2 Il faut entendre : parce qu'il restait 7 aigles, λελεῖφθαι (leleiphthai). C'est ainsi que lit Xylander avec raison.

3 Le bonheur que Pompée avait eu de plaire à Sylla, et ensuite de se soutenir par la bonne opinion qu'il donna de lui, et par les actions véritablement grandes qu'il exécuta, semblaient lui promettre un tout autre sort que celui qui l'accueillit ; mais la fortune l'ayant aveuglé, elle l'abandomia au moment où il crut ne lui rien devoir, et où il voulut la régler suivant ses propres lumières. Une première faute fut suivie de plusieurs, qui le firent passer d'un état digne d'envie à un autre qui lui attira la pitié de ses admirateurs, et fit enfin, à ce que l'on croit, verser des larmes à son plus grand ennemi. Cicéron nous a laissé sur Pompée des témnignases très-différents les uns des autres. Ceux qu'il lui rend dans ses discours publics sont si brillants et si glorieux, qu'ils ont passé pour exa-