Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/255

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durables, et serrer les nœuds d’une sainte amitié. Ainsi, après un mûr examen, la raison elle-même me porte à croire que la sagesse sans l’éloquence est peu utile aux États, mais que l’éloquence sans la sagesse n’est souvent que trop funeste, et ne peut jamais être utile. Aussi l’homme qui, oubliant la sagesse et le devoir, s’écartera des sentiers de l’honneur et de la vertu, pour donner tous ses soins à l’étude de l’éloquence, ne peut être qu’un citoyen inutile à lui-même, et dangereux pour sa patrie ; mais s’armer de l’éloquence pour défendre, et non pour attaquer les intérêts de l’État, c’est se rendre aussi utile à soi-même qu’à son pays, et mériter l’amour de ses concitoyens.

Si vous voulez remonter à l’origine de ce qu’on appelle éloquence, soit que vous la regardiez comme un fruit de l’étude, un effet de l’art ou de l’exercice, ou un talent naturel, vous trouverez qu’elle doit sa naissance à la plus noble cause et aux motifs les plus honorables.

II. En effet, il fut un temps où les hommes, errant dans les campagnes comme les animaux, n’avaient pour soutenir leur vie qu’une nourriture sauvage et grossière. La raison avait peu d’empire ; la force décidait de tout. Ces barbares n’avaient nulle idée de leurs devoirs envers la Divinité ni envers leurs semblables ; point de mariage légal point d’enfants dont on pût s’assurer d’être le père ; on ne sentait point encore les avantages de l’équité. Aussi, au milieu des ténèbres de l’erreur et de l’ignorance, les passions aveugles et brutales asservissaient l’âme, et abusaient, pour se satisfaire, des forces du corps, leurs pernicieux satellites. Sans doute, dans ces temps de barbarie, un homme s’est rencontre d’une sagesse et d’une vertu supérieures, qui reconnut combien l’esprit humain était propre aux plus grandes choses, si l’on pouvait le développer et le perfectionner en l’éclairant. A sa voix, les hommes dispersés dans les champs, ou cachés dans le fond des forêts, se rassemblent et se réunissent dans un même lieu. Il inspire tous les goûts honnêtes et utiles à ces cœurs farouches, qui veulent rejeter d’abord un joug dont la nouveauté les révolte mais qui pourtant, sensibles à l’éloquence de la sagesse, deviennent enfin humains et civilisés, de féroces et barbares qu’ils étaient auparavant. Et ce n’était point, ce me semble une sagesse muette et sans éloquence, qui pouvait opérer une révolution si prompte, arracher les hommes à l’empire de l’habitude, et les amener à un genre de vie si différent du premier. Mais, les villes une fois établies, comment apprendre aux hommes à respecter la justice, à pratiquer la bonne foi, à obéir volontairement aux autres, à supporter les plus pénibles travaux, à sacrifier leur vie même pour le bien public, si l’éloquence n’était venue leur persuader les vertus découvertes par la raison ? Oui, sans doute, il fallut tout le charme d’une éloquence à la fois profonde et séduisante, pour amener sans violence la force à plier sous Ie joug des lois, à descendre au niveau de ceux sur lesquels elle pouvait dominer, à renoncer enfin aux plus douces habitudes dont le temps avait fait une seconde nature. Tels furent l’origine et les progrès de l’éloquence, qui, par la suite, décida des plus grands intérêts, et dans la paix et dans la guerre, et rendit aux hommes les plus