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iv
VIE DE CICÉRON.

se retirer à Athènes, et à s’y reposer au sein de la philosophie. Mais la nouvelle que Sylla venait de mourir, les lettres de ses amis, qui le rappelaient à Rome, les instances d’Antochius lui-même ; tout réveilla son ardeur pour les études de l’éloquence, il reprit l’usage des exercices oratoires, et reçut chaque jour des leçons de Démétrius de Syrie, rhéteur d’une expérience consommée.

Le voyage qu’il fit ensuite en Asie n’eut pas d’autre but. Il s’entoura des premiers orateurs de cette contrée, dont les écoles le disputaient à celles d’Athènes ; et il la parcourut à la tête de ce nouveau cortége, auquel Atticus s’était joint, mettant à profit, par de savants entretiens, la longueur du voyage, et s’arrêtant dans les villes célèbres, pour en écouter les meilleurs maîtres : Xénoclès d’Adramytte, Denys de Magnésie, Eschyle de Cnide, Ménippe de Stratonice, le modèle achevé de l’éloquence asiatique. À Rhodes, il fréquenta Posidonius, le plus fameux stoïcien de son siècle, et revit Apollonius Molon, qui fut plus tard le maître de César, et qui alors, pour la troisième fois, celui de Cicéron, s’attacha principalement à corriger les excès de son imagination et de son style. Un jour, dit-on, Apollonius l’ayant prié de déclamer en grec devant une assemblée nombreuse, Cicéron le fit avec tant de bonheur, qu’il fut couvert d’applaudissements. De tous ses auditeurs, un seul était demeuré muet et pensif ; c’était Apollonius. Inquiet de ce silence, Cicéron lui en demande la cause : « Et moi aussi je t’admire, lui répondit Molon ; mais je pleure sur le sort de la Grèce, quand je songe que le savoir et l’éloquence, la seule gloire qui lui fût restée, sont devenus par toi la conquête des Romains. »

En revenant à Rome, Cicéron passa par Delphes, et la même curiosité qui l’avait fait initier, à Athènes, aux mystères d’Éleusis, le poussa, dans cette autre ville, à en consulter l’oracle, tombé depuis longtemps, selon ce qu’il rapporte, dans un juste mépris. Il demanda par quels moyens il pourrait acquérir le plus de gloire. « En suivant tes inspirations, et non l’opinion du peuple, » lui répondit la Pythie. Incrédule avant d’entrer dans le temple, il en sortit pensif et méditant le sens de cette réponse, qui, au témoignage de Plutarque, exerça sur sa conduite une grande influence, et d’abord en changea le plan. Il allait, plein d’espérances, se précipiter dans la carrière des honneurs ; l’oracle vint refroidir pour quelque temps cette ambition impatiente.

En effet, de retour à Rome, après deux ans d’absence, il y vécut dans une extrême réserve, ne s’empressa point d’aller, comme auparavant, visiter les magistrats dont on vantait le savoir, ou de montrer au barreau les richesses qu’il apportait de la Grèce ; et, en dépit des railleries de la foule qui criait sur son passage, en le désignant : C’est un méchant Grec, c’est un oisif, il resta éloigné des affaires et des hommes toute une année, à laquelle on ne peut rien rapporter dans ses œuvres. C’est en cette année qu’il épousa Térentia.

On se trompait sur les motifs de ce silence : celui qui a écrit que son seul repos était la variété du travail, ne pouvait s’accommoder de l’oisiveté. Ayant, au dire de Plutarque, débuté avec autant de défauts que Démosthène dans la prononciation et dans le geste, Cicéron s’appliquait alors sans relâche à les corriger. Il avait pris pour maîtres dans cet art les deux plus célèbres acteurs de la scène romaine, Ésope et Roscius, lesquels allaient eux-mêmes chaque jour écouter les bons orateurs. C’était la meilleure école pour Cicéron. Le besoin de la vérité paraît avoir été poussé, chez les artistes de ce temps-là, jusqu’à la passion, s’il est vrai que l’un d’eux mit les cendres de son propre fils dans l’urne funéraire d’Oreste, afin de pleurer de vraies larmes ; et qu’Ésope, jouant un jour, ou plutôt ressentant les fureurs d’Atrée, frappa de son sceptre un autre acteur, et l’étendit mort à ses pieds.

Il se faisait parfois, dit-on, entre Cicéron et Roscius, qui avait élevé la pantomime à une perfection incroyable, un défi dont le résultat ne l’est pas moins. Le premier prononçait une période, et le second en rendait le sens par un jeu muet. Cicéron changeait ensuite les mots et la construction de sa phrase ; Roscius la reproduisait par de nouveaux gestes, et l’on ne pouvait décider lequel exprimait le mieux tous les besoins de la pensée, de l’orateur ou du comédien. Ces luttes, qui avaient de nombreux témoins, donnèrent à Roscius une si haute idée de son art, qu’il écrivit un livre où il le comparait avec l’éloquence.

L’action oratoire devint pour Cicéron une des plus puissantes armes de la persuasion, et le mit en pleine possession de l’éloquence, que Démosthène, comme on sait, réduisait tout entière à l’action. À son tour, Cicéron se moqua de ceux qui y suppléaient par des cris, les comparant à des boiteux qui montent à cheval pour se soutenir ; il n’épargna même pas la raillerie à Hortensius, dont le geste, à la fois théâtral et efféminé, lui attirait tantôt le sobriquet de comédien, tantôt celui de Dionysia, nom d’une danseuse alors célèbre. Malheur surtout à l’adversaire chez qui l’action était nulle ! comme il arriva dans le procès de Gellius, accusé d’empoisonnement. Orateur ingénieux, mais froid, Calidius, l’accusateur, prétendait prouver ce crime par témoignages, interrogatoires, révélations, pièces d’écritures, etc. Cicéron détruisit tout ce laborieux échafaudage, auquel manquait la vie de l’éloquence, par cette véhémente apostrophe : « Eh, quoi ! Calidius, si vous disiez la vérité, est-ce ainsi que vous l’exprimeriez ? Où est le ressen-