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xiv
VIE DE CICÉRON.

c’est dans ce but qu’il songea à se faire nommer tribun du peuple.

Pompée, de retour de ses expéditions, s’était ligué avec Crassus et César, et cette alliance, ce premier triumvirat, mettait en leurs mains toutes les forces de la république, moins le sénat, dernier appui de Cicéron, mais qui se voyait réduit, ne pouvant les empêcher, à protester contre les actes des triumvirs. Ceux-ci avaient plus d’une fois sollicité le concours de Cicéron, et, sur son refus, sa neutralité ; condescendance qui l’eût soustrait aux dangers dont le menaçait l’animosité de Clodius. Il ne voulut protéger ni de sa parole ni de son silence une association dont il réprouvait le but, et il ne manqua pas une occasion de l’attaquer. Il chercha au barreau le crédit qui lui échappait ailleurs, et entre autres clients célèbres, il défendit le poëte Archias, son ancien maître. Se réfugiant aussi dans l’étude et la gloire littéraire, il composa sur son consulat des Mémoires en grec, et un poëme latin en trois chants. Non content d’exalter lui-même ce consulat, devenu le seul texte de ses discours et de ses écrits, il invitait ses amis à en faire le sujet de leurs compositions. Archias, le chantre de Marius et de Lucullus, le paya ainsi du service qu’il en avait reçu. Posidonius et Atticus écrivirent aussi à sa louange.

Mais ce consulat tant célébré allait devenir le prétexte de sa ruine. Clodius, pour avoir le droit d’être élu tribun du peuple, s’était fait adopter par un plébéien, en violant toutes les lois sur l’adoption. Il était fortement appuyé par les triumvirs et en particulier par César, dont l’influence grandissait chaque jour, et qui venait de se faire donner pour cinq ans le gouvernement des Gaules.

Cicéron, retiré alors dans ses maisons de campagne, affectait, loin des menaces de Clodius, une sécurité qu’il n’avait pas. C’est là, qu’aigri par le découragement, il se mit à poursuivre tous ceux qu’il avait loués naguère, et fit, sous le titre d’Anecdotes, ou Histoire secrète de son temps, un livre si plein d’invectives contre ses contemporains, qu’il crut prudent d’en ajourner la publication, et qu’Atticus seul en eut communication. Las bientôt de sa retraite, il revint à Rome, et sans prendre aucune part active aux affaires, où il n’avait plus que le choix des rôles subalternes, il porta toute son ardeur au barreau, où son éloquence fit absoudre A. Thermus et L. Flaccus.

Clodius venait enfin d’être élu tribun. César, pour remettre Cicéron dans sa dépendance, lui offrit les moyens de se défendre contre Clodius, tout en excitant Clodius contre lui. Il lui proposa de le faire entrer dans une commission établie pour la distribution de quelques terres de la république. Cicéron répondit par un refus. Le proconsul lui offrit de nouveau de l’emmener dans les Gaules en qualité de lieutenant : nouveau refus de Cicéron. Piqué de cette opiniâtreté, César l’abandonna à toutes les fureurs de son ennemi.

Cicéron était désormais sans défense. Clodius avait su gagner la faveur du peuple ; le sénat était impuissant ; l’ordre équestre, en partie dévoué à César. Les consuls en charge, Pison et Gabinius, créatures des triumvirs, haïssaient Cicéron, et s’étaient liés avec Clodius par un traité secret dont le premier article assurait au tribun, en retour de quelques complaisances, l’appui de ces magistrats dans ses projets contre Cicéron. Clodius put donc agir librement. Il porta une loi qui condamnait à l’exil quiconque avait fait mourir un citoyen romain sans que le peuple eut prononcé la sentence. Cicéron, suffisamment désigné par cette loi, et réduit à la condition des criminels, en prit aussitôt les vêtements, laissa croître sa barbe et ses cheveux, et se montra ainsi dans les rues de Rome pour exciter la compassion du peuple. Sur son chemin, se trouvait partout Clodius, suivi d’une bande de gladiateurs et de satellites armés, qui lui adressaient les plus grossiers outrages, et qui souvent même jetaient de la boue et des pierres à l’illustre suppliant. Un grand nombre de chevaliers, revêtus aussi de l’habit de deuil, et vingt mille jeunes gens, la plupart des plus nobles familles, à la tête desquels était le jeune Crassus, le suivaient, priant et intercédant pour lui. Les amis de Cicéron allèrent, avec tout le sénat, se jeter aux pieds des consuls, et ne recueillirent de cette démarche que des insultes et des menaces. Le sénat venait de décréter, sur la proposition du tribun Ninnius, que tous ses membres et Rome entière prendraient le deuil, comme dans une calamité publique. Clodius investit aussitôt l’assemblée, et les sénateurs s’enfuirent en déchirant leur toge, en poussant des cris de douleur. Un édit des consuls défendit l’exécution du décret, et contraignit ceux qui l’avaient devancée de reprendre l’habit ordinaire.

Cicéron avait un reste d’espoir en Pompée, alors dans sa maison d’Albe. Après lui avoir envoyé son gendre Pison, qui n’en reçut qu’une froide réponse, il alla le trouver lui-même. Pompée, averti de son arrivée, n’eut point la force de l’attendre, et évita, en sortant par une porte dérobée, les difficultés d’une entrevue avec son ancien ami.

Trahi, délaissé par tout le monde, Cicéron fit auprès des consuls une dernière tentative. Gabinius fut inflexible. Pison lui conseilla de céder au torrent, de supporter ces vicissitudes avec courage, et, mêlant l’ironie à ses conseils, de sauver encore une fois Rome en la quittant, au lieu de l’exposer par sa résistance à toutes les horreurs de la guerre civile.

Cicéron consulta ses amis. Devait-il résister avec toutes les forces que lui donnerait la justice de sa