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BRUTUS,
OU
DIALOGUE SUR LES ORATEURS ILLUSTRES.


INTRODUCTION.

Déjà plus d’un an s’était écoulé depuis la bataille de Pharsale, et Cicéron avait passé une partie de ce temps à Brindes dans les plus cruelles inquiétudes. Il gémissait sur les maux de la république, et il tremblait sur son propre avenir. Enfin le vainqueur, après avoir soumis l’Égypte et pacifié l’Asie, revint à Rome, et rassura l’illustre consulaire. Ce fut alors que Cicéron put aussi revoir cette patrie, sauvée autrefois par son éloquence et son dévouement. Mais il la revoyait esclave, et l’autorité de la parole se taisait devant la force des armes. Dans ce silence de la tribune et du barreau, il se consola par la composition d’ouvrages sur l’art oratoire et la philosophie. Le Dialogue intitulé Brutus est un fruit de ces tristes loisirs. L’auteur est à sa campagne de Tusculum. Il suppose qu’il y reçoit une visite d’Atticus, qui lui avait adressé, quelque temps auparavant, un livre sur l’Histoire universelle (chap. 3 et 4), et de Brutus, qui lui avait écrit d’Asie une lettre de consolation sur les malheurs publics ( chap. 3 et 96) ; car ce célèbre républicain s’était soumis à la destinée, et après avoir combattu contre César à Pharsale, il s’était réconcilié avec celui que l’empire reconnaissait désormais pour son chef, et il l’avait suivi en Orient.

César et Brutus revinrent de ce pays en octobre 706, comme on le voit par les dernières lettres du livre XIV des Familières. adressées à Térentia. Ce Dialogue ne peut donc avoir été composé avant la fin de l’an 706. Il ne peut non plus l’avoir été plus tard qu’au commencement de 707, puisque cette année-là même Brutus partit pour le gouvernement de la Gaule, départ auquel fait allusion une phrase du ch. 46. D’ailleurs Caton d’Utique, Scipion Métellus, et M. Marcellus sont nommés, dans les chapitres 31,58 et 71, comme vivant encore, et tous trois moururent en 707. Ainsi l’époque de cet entretien est hors de toute contestation. On n’est pas fondé à penser, avec quelques critiques, que Cicéron ne le publia qu’un an après l’avoir composé. Comment l’eût-il nuis au jour sans y ajouter, ne fût-ce que dans la préface, quelques regrets sur la mort de ces grands citoyens ?

Ce Dialogue est l’histoire la plus complète que l’antiquité nous ait laissée de la littérature romaine. L’auteur y raconte les commencements et les progrès de l’art oratoire, les noms et les époques des orateurs qui se sont distingués. Il marque leurs défauts et leurs perfections ; il fait plus : il définit tous les genres d’éloquence, et il révèle, comme en passant, les mystères de ce grand art ; en sorte que si tous ses ouvrages didactiques étaient perdus, cet entretien pourrait presque en tenir lieu. À l’histoire et aux réflexions de goût, Cicéron semble avoir voulu joindre des exemples et (les modèles, sans toutefois sortir des convenances du dialogue. Ainsi dans cet ouvrage on trouve tous les tons, toutes les manières, depuis la simplicité, la familiarité même, jusqu’au style le plus élevé, et tout cela traité comme savait le faire un homme qui embellit tout ce qu’il touche et dans la bouche duquel la parole acquiert une grâce inconnue.

Il est curieux, il est beau de voir un tel orateur passer en revue et juger avec la supériorité de son génie tous les personnages qui avaient paru avec plus ou moins d’éclat au barreau et à la tribune politique. On croit voir Apelles au milieu d’une galerie de tableaux, expliquant et appréciant les chefs-d’œuvre qui l’environnent. Cicéron se donne à lui-même, dans ce muséum de l’éloquence antique, la place que lui assignent la modestie et les bienséances, accompagnées de la noble confiance d’un talent qui se connaît. Après avoir jugé les aunes, il laisse à Brutus, à Atticus, ou plutôt à la postérité, le soin de le juger lui-même. Mais il nous fait l’histoire de ses études, et il nous montre par quels travaux et par quels degrés il est parvenu à cette hauteur, où l’admiration des hommes n’a encore placé à côté de lui que Démosthène et Bossuet.

Une courte analyse donnera l’idée des principaux objets développés dans cet ouvrage. Cicéron commence par déplorer la perte d’Hortensius, son rival et son ami, qu’il félicite cependant d’avoir échappé par la mort aux calamités qui bientôt après ont désolé la république (chap. 1 et 2). Il expose ensuite l’occasion et l’objet de ce Dialogue. Il regrette que, par le malheur des temps, la carrière de l’éloquence soit fermée à Brutus, encore jeune, et qui s’était déjà distingué dans les plus grandes causes (chap. 3-6). Peut-être une critique sévère pourrait-elle reprocher à ces quatre chapitres un peu de longueur. Nous aimons qu’on nous mène au but par moins de circuits. Toutefois ces épanchements de l’amitié et ces plaisanteries familières devaient avoir du charme pour Brutus et Atticus, qui furent sans doute les premiers lecteurs d’un Dialogue dent ils sont les personnages. Cicéron, en écrivant ces détails qui nous semblent surabondants, avait moins en vue la postérité que ses amis ; et c’est peut-dire un trait de naturel qui ajoute à l’illusion.

Il entre enfin en matière par quelques réflexions sur la difficulté de l’éloquence. Elle n’a brillé dans la Grèce que longtemps après les autres arts. — Histoire abrégée de l’éloquence athénienne. — Les sophistes. — Socrate, leur antagoniste. — Isocrate, inventeur de l’harmonie dans la prose. — Réflexions sur celle harmonie et le jugement de l’oreille. — Caractère de Lysias et de Démosthène. — L’éloquence dégénère sous Démétrios de Phalère. — Cicéron résume ce qu’il a dit des orateurs grecs, et il en tire la conclusion qu’Athènes a existé bien des siècles avant de produire un homme vraiment éloquent. Il ajoute que cette gloire de bien dire n’a jamais été commune au reste de la Grèce ; mais que cependant elle a jeté un grand éclat à Rhodes et dans l’Asie (chap. 6-13).

Cicéron passe aux orateurs romains. — Coup d’œil rapide sur l’éloquence dans les premiers temps de la république. — Éloges funèbres. — Caton le censeur comparé à Lysias. — Le même Caton, orateur et historien. Premières pièces de théâtre données à Rome (chap. 14-19).

Divers orateurs contemporains de Caton. — Scipion et