Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/550

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on ne balançait jamais à choisir l’un des deux. Et dans notre jeunesse, quel homme libre de son choix et pouvant s’adresser à Cotta ou à Hortensius, eût donné la préférence à quelque autre ?

LI. — Pourquoi, interrompit Brutus, ces exemples étrangers, quand le vôtre suffirait ? N’avons-nous pas vu de quel côté tournait ses vœux quiconque avait besoin d’un défenseur, et ce que pensait Hortensius lui-même ? Toutes les fois qu’il partageait une cause avec vous, j’en fus souvent témoin, il vous laissait la péroraison, c’est-à-dire, la partie du discours où l’éloquence opère ses plus grandes merveilles. — Cela est vrai, repris-je ; et sans doute je dois à son amitié la déférence qu’il me montrait en tout. J’ignore au surplus ce que le peuple pense de moi. Quant aux autres, je ne crains pas de l’affirmer, ceux que l’opinion publique a placés au premier rang, ont vu toujours leur prééminence confirmée par le suffrage éclairé des gens de goût. En effet, le mot qu’on rapporte du poète Antimaque de Claros n’aurait jamais pu se trouver dans la bouche de Démosthène. Antimaque, avait, dit-on, réuni un auditoire, devant lequel il lisait ce poéme volumineux que vous connaissez. Abandonné, au milieu de sa lecture, de tout le monde excepté de Platon : Je n’en poursuivrai pas moins, dit-il ; Platon vaut seul pour moi des milliers d’auditeurs. Il avait raison ; les beautés moins vulgaires de la poésie n’ont besoin que d’un petit nombre d’appréciateurs ; un discours public doit recevoir l’influence d’une grande assemblée. Oui, s’il était jamais arrivé à Démosthène de ne conserver pour auditeur que le seul Platon, sa bouche fût restée muette. Que deviendrait votre talent, Brutus, si vous alliez vous voir comme fut un jour Curion, abandonné de tout le peuple ?

— Je vous le confesserai sans détour, répondit-il : dans les affaires même où le discours s’adresse uniquement aux juges et non au public, si je voyais disparaître le cercle d’auditeurs qui entoure le tribunal, je ne pourrais plus parler. — Cela est naturel, repris-je : le musicien jette loin de lui une flûte qui ne rend aucun son. Les flûtes de l’orateur, si je puis m’exprimer ainsi, ce sont les oreilles de celui qui l’écoute. Si elles ne rendent pas de son, si l’auditeur est comme un coursier rebelle à la main qui le dirige, il faut cesser de prendre une peine inutile.

LII. Cependant remarquons une différence. Le vulgaire applaudit quelquefois un orateur peu digne de son approbation ; mais il l’applaudit sans le comparer à un autre. Lorsqu’il prend du plaisir à un discours médiocre, ou même mauvais, il s’en contente ; il n’a pas l’idée du mieux, il approuve ce qu’il entend, et tel qu’il l’entend ; car on écoute l’orateur qui a le moins de talent, pourvu qu’il n’en soit pas tout à fait dépourvu ; et rien n’exerce plus d’empire sur l’esprit des hommes que la méthode oratoire et la parole ornée. Ainsi lorsque Scévola plaidait pour M. Coponius dans l’affaire dont j’ai déjà parlé, le peuple pouvait-il attendre ou imaginer quelque chose de plus achevé, de plus élégant, de plus parfait en un mot ? Scévola cherchait à prouver que M’. Curius institué héritier dans le cas où un fils naîtrait à Coponius, et mourrait avant d’être majeur, n’avait rien à réclamer, parce qu’il n’était point né de fils. Que ne dit-il pas sur le respect dû aux testaments, sur les anciennes formules, sur les expressions dont Coponius aurait dû se servir, s’il avait voulu que Curies fût héritier même dans le cas où il ne naîtrait point de fils, sur les piéges tendus à la bonne foi du