Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/551

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peuple, si l’on négligeait les écrits pour interpréter arbitrairement les intentions, et dénaturer, au gré des habiles, les actes des hommes simples ? Combien ne fit-il pas valoir l’autorité de son père qui avait toujours soutenu son opinion ? combien il insista sur le danger de porter atteinte au droit civil ? Après qu’il eut développé tous ces moyens avec autant d’habileté et de savoir que de brièveté et de précision, dans un discours assez orné, et d’une élégance parfaite, y avait-il un homme, parmi tous les assistants, qui attendît, qui se figurât même quelque chose de mieux ?

LIII. Mais écoutons Crassus. Il commence par raconter qu’un jeune homme désœuvré, se promenant sur le rivage, trouva une cheville d’aviron, et se mit en tête de construire un vaisseau : Scévola en fait autant avec ses prétendus piéges tendus à la bonne foi ; c’est une cheville avec laquelle il bâtit l’édifice d’un grand procès. Ce début, et beaucoup de pensées du même genre, égayèrent les auditeurs, et les firent passer du sérieux à l’enjouement. C’est un des trois effets que doit produire l’orateur. Ensuite il prouva que la pensée et l’intention du testateur avaient été de faire Curius son héritier, s’il n’avait pas de fils qui devînt majeur, soit qu’il ne lui en naquît point, soit que celui qui naîtrait vint à mourir ; que la plupart des testaments étaient ainsi rédigés, et que jamais la validité n’en avait été méconnue. Par tous ces arguments, il opérait la conviction, second devoir de l’orateur. Ensuite il fit valoir l’équité naturelle, la nécessité de se conformer à la pensée et aux vues du testateur. Il fit voir à combien de surprises on serait exposé, surtout en matière de testaments, si l’on négligeait l’esprit pour la lettre ; quelle puissance aurait bientôt Scévola, si désormais on ne pouvait faire un testament sans prendre conseil de lui. La noblesse avec laquelle il exposa toutes ses raisons, les exemples nombreux dont il les appuya, la variété, le sel, les plaisanteries dont son discours était rempli, enlevèrent tous les suffrages, et excitèrent une telle admiration, qu’on oublia tout à fait le plaidoyer de son adversaire. C’était le troisième devoir de l’orateur, et le plus important. L’auditeur vulgaire, qui aurait séparément admiré Scévola, eût bien changé d’avis en entendant Crassus. De son côté, l’habile connaisseur, en écoutant le premier, eût sûrement pensé qu’il existait encore une éloquence plus riche et plus abondante. Mais après que les deux orateurs eurent achevé leurs discours, si l’on eût demandé quel était le plus éloquent, il est certain que la décision des critiques éclairés eût été d’accord avec celle du peuple.

LIV. En quoi donc le savant l’emporte-t-il sur l’ignorant ? Dans un point bien grand et bien difficile : car c’est une grande chose, sans doute, de savoir par quels moyens un orateur gagne ou perd ce qu’il lui importe ou de gagner ou de ne pas perdre. Le savant l’emporte sur l’ignorant, parce qu’entre deux ou plusieurs orateurs également goûtés du peuple, il juge quel est le meilleur : je ne parle pas de ceux qui ne plairaient point au peuple ; ils ne peuvent jamais plaire à l’auditeur éclairé. On juge de l’habileté d’un musicien par les sons que rendent les cordes de sa lyre ; de même on apprécie le talent de l’orateur d’après l’impression qu’il sait communiquer aux