Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/555

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son père, à la pureté du langage. J’en suis d’autant plus persuadé, que, de tous ceux qui ont eu quelque réputation oratoire, je n’en ai pas connu un seul qui fût, dans toutes les parties des connaissances humaines, d’une si profonde ignorance. Il n’avait jamais lu ni poètes ni orateurs; aucun fait historique n’ornait sa mémoire; il ne savait, ni les lois de l’État, ni le droit civil et particulier. Ce n’est pas que d’autres orateurs, et même de fort habiles, n’aient été comme lui un peu étrangers à ces connaissances : par exemple, Sulpicius et Antoine; mais au moins ils savaient accomplir tout entier l’œuvre de la parole. Des cinq parties dont il se compose, et que tout le monde connaît, pas un d’eux n’échouait complètement dans aucune; car celui-là ne serait plus orateur, qui manquerait tout à fait à l’un des devoirs essentiels de son art. Toutefois chacun avait sa partie où il excellait plus que dans le reste. Antoine savait trouver ses moyens, les préparer avec adresse, les mettre à leur place. Sa mémoire en conservait fidèlement le dépôt, et son action les faisait admirablement valoir. Égal à Crassus dans quelques-unes de ces qualités, il lui était même supérieur dans d’autres; mais l’élocution de Crassus était plus brillante. On ne peut pas dire non plus de Cotta, ni de Sulpicius, ni d’aucun bon orateur, qu’aucune des cinq parties de l’éloquence leur ait été absolument inconnue. Aussi Curion fournit-il une preuve que l’éclat et la richesse de l’élocution contribuent seuls, plus que tout autre mérite, au succès de l’orateur; car il était sans talent pour l’invention, et ne mettait dans la disposition ni ordre ni ensemble.

LX. Quant aux deux autres parties, l’action et la mémoire, il excitait vraiment des éclats de rire. C. Julius a caractérisé son geste par un bon mot qu’on n’oubliera jamais. En le voyant balancer son corps à droite et à gauche :« Quel est, dit-il, cet orateur qui parle dans une barque? » Il essuya une autre plaisanterie de Sicinius, homme sans honneur ni principes, mais habile à égayer un auditoire, seule qualité qu’il eût de l’orateur. Sicinius, alors tribun, avait produit devant le peuple les deux consuls Curion et Cn. Octavius. Curion parla longtemps, tandis que l’autre consul, malade de la goutte, et tout enveloppé de bandages et d’onguents, était assis près de lui. Vous ne pouvez assez remercier votre collègue, dit le tribun à Octavius; car s’il ne se fût agité à son ordinaire, les mouches vous auraient dévoré aujourd’hui. » Pour la mémoire, Curion en était si dépourvu, qu’après avoir annoncé trois divisions, il lui arrivait d’en ajouter une quatrième, ou de ne plus retrouver la troisième. Un jour que nous plaidions l’un contre l’autre dans une cause privée fort importante, moi pour Titinia, femme de Cotta; lui pour Névius, il oublia subitement sa cause tout entière, et rejeta ce contre-temps sur les enchantements et les sortilèges de Titinia. Ce sont là de grandes preuves d’une mémoire infidèle; mais ce qu’il y a de plus honteux, c’est que, même en écrivant, il perdait le souvenir de ce que sa main venait de tracer un instant plus tôt. On en voit un exemple dans son dialogue entre notre ami Pansa, Curion son fils, et l’auteur lui-même; dialogue où il se représente sortant du sénat, que César venait de présider en qualité de consul, et répondant à son fils qui lui demande ce qui s’est passé dans cette assemblée. Après beaucoup d’invectives contre César, et au milieu de la discussion qui s’élève entre les trois interlocu-