Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/569

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s’agit des dangers d’autrui ; seriez-vous indifférent sur les vôtres ? Où est le ressentiment de l’injure ? où est l’indignation qui arrache des paroles touchantes et des plaintes amères de la bouche la moins éloquente ? ni votre âme, ni votre corps, ne sont agités ; vous ne vous frappez ni le front ni la cuisse ; jusqu’à votre pied, oui, votre pied même demeure immobile. Aussi bien, loin que vous ayez échauffé nos esprits, nous avions peine à nous empêcher de dormir sur nos siéges. » C’est ainsi que la sagesse ou le défaut d’un grand orateur me fournit un argument pour réfuter son accusation.

— Pouvons-nous, dit Brutus, mettre en question si ce fut de la sagesse ou un défaut ? Puisque de tous les mérites de l’orateur, le plus grand et, sans contredit, d’enflammer son auditoire et de lui faire prendre les impressions les plus favorables à la cause, peut-on nier que celui qui manque de ce talent, manque du plus essentiel de tous les talents ?

LXXXI. — À la bonne heure, Brutus ; mais revenons à Hortensius, le seul dont il nous reste à parler. Ensuite, je dirai quelques mots de moi-même, puisque vous l’exigez. Cependant il faut, je pense, faire mention de deux jeunes gens, auxquels il n’a manqué que de vivre plus longtemps pour acquérir une haute réputation d’éloquence. — Sans doute vous voulez parler de C. Curion, et de Licinius Calvus. — D’eux-mêmes ; l’un débitait une multitude infinie de pensées, souvent très fines, avec tant d’aisance et de facilité, qu’il n’y avait rien de plus orné tout à la fois et de plus rapide que son style. Il dut peu aux leçons des maîtres ; mais la nature l’avait doué d’un talent admirable pour la parole. Son activité ne m’est point connue par expérience ; je sais que son goût le portait vers cet art. S’il avait continué d’écouter mes avis, il eût recherché les honneurs plutôt que les grandeurs. — Qu’entendez-vous par là, dit Brutus, et quelle est cette distinction ? — La voici, répondis-je. Tout honneur étant un prix décerné à la vertu par l’estime et l’attachement des citoyens, celui qui le tient de leur volonté et de leurs suffrages me paraît vraiment honoré et mérite de l’être ; mais celui qui, profitant des conjonctures, a su, même en dépit de ses concitoyens, s’élever au pouvoir, comme Curion désirait de le faire, celui-là n’a point acquis l’honneur ; il n’en tient que le nom. S’il eût voulu entendre cette vérité, on l’aurait vu, glorieux et chéri du peuple, parvenir au plus haut rang, en montant de dignités en dignités, comme avait fait son père, comme avaient fait tant d’illustres Romains.

C’est aussi le langage que j’ai tenu bien des fois à P. Crassus, fils de Marcus, qui dans sa jeunesse avait recherché mon amitié. Je l’exhortais vivement à regarder comme la route la plus sûre pour arriver à la gloire, celle que ses ancêtres lui avaient laissée toute frayée. Il avait reçu la meilleure éducation, et possédait les connaissances les plus étendues. Son imagination était assez vive, et son style ne manquait ni de richesse ni d’élégance ; ajoutez un air grave sans hauteur, modeste sans timidité. Mais l’ivresse d’une gloire qui semblait devancer les années, l’entraîna aussi dans un précipice : parce que soldat il avait bien servi son général, il voulut devenir tout à coup général à son tour, oubliant que, d’après les lois