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Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome III.djvu/200

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méprendre sur la nature de son libertinage ; car, quoique tout libertinage soit honteux et repréhensible, il en est une sorte qui messied moins à un homme libre. Non, rien chez lui de magnifique, rien de délicat, rien de recherché, rien même, je le dis à la louange de mon ennemi, rien de coûteux, hormis ses folles amours. On n’y voit pas de vases d’or ou d’argent ciselés, mais de très grandes coupes qu’il a fait venir de Plaisance, pour ne point paraître mépriser les siens. Sa table n’est pas couverte de poissons précieux et rares, mais chargée de grosses viandes un peu rances. Il est servi par des valets malpropres, dont quelques-uns même sont déjà vieux ; son cuisinier lui sert de portier ; point de boulangerie, point de cave ; le pain se prend au marché, et le vin, au cabaret. Ses Grecs sont entassés à table, cinq sur un lit, souvent davantage ; pour lui, il est seul. On boit, tant que de son trône il verse à boire. Sitôt qu’il a entendu le chant du coq, croyant son aïeul ressuscité, il fait desservir.

[28] XXVIII. On me dira : D’où savez-vous ces détails ? Je ne veux outrager personne, et encore moins quelqu’un qui a de l’esprit, et un esprit cultivé. Je ne puis, même quand je le voudrais, être ennemi d’un homme de mérite. Il est un certain Grec, vivant avec Pison, homme, à dire vrai, je le connais pour tel, savant et poli, mais tant qu’il est avec d’autres que Pison, ou qu’il est seul. Ce Grec l’ayant vu, dans sa jeunesse, avec cette austérité sombre dont il semblait dès lors menacer les dieux, ne rejeta pas l’offre que Pison lui faisait de son amitié. Il poussa même l’intimité jusqu’à vivre absolument avec lui, et à ne le quitter presque pas. Ce n’est point devant des ignorants que je parle, mais, je n’en doute pas, dans une assemblée d’hommes éclairés et instruits. Vous l’avez certainement entendu dire : les philosophes épicuriens réduisent à la volupté seule tout ce qu’on peut désirer dans cette vie. Ont-ils tort ou raison ? que nous importe ? ou du moins, ce n’est pas ici le temps de l’examiner. Mais ce langage équivoque est souvent dangereux pour un jeune homme qui n’a pas toujours beaucoup de pénétration. Aussi notre jeune étalon n’eut pas plutôt entendu les grands éloges qu’un philosophe donnait à la volupté, qu’il n’examina plus rien. Tous ses appétits sensuels se réveillèrent, et, hennissant à des discours qui paraissaient les flatter, il crut avoir trouvé, dans un précepteur de vertu, un maître de débauche et de dissolution. Le Grec distinguait d’abord ; il voulait lui faire saisir le véritable esprit de la doctrine d’Epicure. Le disciple, comme on dit, prenait aisément la balle au bond : il retient ce qu’il a entendu, l’approuve et veut le marquer de son sceau. Épicure, s’écrie-t— il, s’explique avec clarté. Je crois en effet qu’on trouve dans Épicure, qu’il ne peut concevoir de bien sans les voluptés des sens. Enfin, pour abréger ce récit, le Grec, complaisant et doux, ne voulut pas disputer avec trop d’opiniâtreté contre un sénateur du peuple romain.

[29] XXIX. Au reste, le Grec dont je parle n’est pas simplement versé dans la philosophie ; il cultive aussi les lettres, qui, dit-on, sont négligées par le plus grand nombre des épicuriens. Il fait des vers d’une tournure si fine, si élégante, si gracieuse, qu’il est impossible de rien voir qui ait plus de charme. On pourra le blâmer si l’on veut, pourvu que ce soit avec douceur, non