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CICÉRON.

suppose qu’on soit deux, l’un pour commander, l’autre pour obéir. Mais elle n’est plus sans fondement.

XXI. Car notre âme se divise en deux parties, l’une raisonnable, l’autre privée de raison. Ainsi, lorsqu’on nous ordonne de nous commander à nous-mêmes, c’est nous dire que nous fassions prendre le dessus à la partie raisonnable, sur celle qui ne l’est pas. Toutes les âmes renferment, en effet, je ne sais quoi de mou, de lâche, de bas, d’énervé, de languissant : et s’il n’y avait que cela dans l’homme, rien ne serait plus hideux que l’homme. Mais en même temps il s’y trouve bien a propos cette maîtresse, cette reine absolue, la raison, qui, par les efforts (qu’elle a d’elle-même le pouvoir de faire, se perfectionne, et devient la suprême vertu. Or il faut, pour être vraiment homme, lui donner pleine autorité sur cette autre partie de l’âme, dont le devoir est d’obéir. Mais, direz-vous, de quelle manière commandera-t-elle ? Ou comme un maître à son esclave, on comme un capitaine à son soldat, ou comme un père à son fils. Quand cette portion de l’âme, qui a la faiblesse en partage, se livre avec une mollesse efféminée aux pleurs et aux gémissements, c’est aux amis et aux parents du malade de veiller sur lui, tellement qu’ils le tiennent, pour ainsi dire, enchaîné. On voit bien des gens, sur qui la raison ne gagne rien, et que la honte maîtrise. À ceux-là il faut un traitement d’esclaves, les garrotter en quelque sorte, et les garder comme en prison. Pour d’autres, qui sont plus fermes, mais qui ne le sont pas encore autant qu’il le faudrait, on s’y prend avec eux, comme on ferait avec de braves soldats ; on leur fait sentir par une simple remontrance, a quoi riionneiir les engage. Ulysse blessé, par exemple, n’avait donné qu’une légère marque d’impatience, lorsqu’il avait dit à ceux qui le portaient :

 Amis, ne me secouez, pas.
Vous irritez mon mal. Lentement : pas à pas.

Pacuve a rectifié ici Sophocle, qui nous représente le plus sage des Grecs se lamentant pitoyablement. Mais, quoique Ulysse n’eut laisse voir qu’une sensibilité bien pardonnable, cependant, surpris de la voir dans un si grand personnage, ceux qui le portaient osent lui parler ainsi :

Un si fameux guerrier, Ulysse est abattu !
Une blessure peut étonner sa vertu ?

Pacuve sachant que l’habitude est une excellente maîtresse dans l’art de souffrir, lui remet devant les yeux sa profession de guerrier. Rien d’outré non plus dans les vers suivants, u l’état ou il est :

Tenez-moi, serrez-moi, ne m’abandonnez pas.
Qu’on lève l’appareil. Ah ! quel tourment ! Hélas !

Il se laisse ensuite tomber, et ne dit plus que ces paroles :

 Laissez-moi. De vos mains le poids insupportable
Ne sert qu’à redoubler la douleur qui m’accable.

Remarquez, je vous prie, comme sa douleur s’est condamnée au silence : non celle du corps, puisqu’elle agit toujours ; mais celle de l’âme, qui s’est corrigée. Jusque-là même, qu’à la fin de la tragédie, il fait aux autres cette leçon,

 Pour ressource une femme a les cris el les pleurs,
Mais l’homme, sans gémir, sait plaindre ses malheurs.

Ainsi, dans Ulysse, la partie faible de l’âme s’est soumise à la raison : de même qu’un soldat qui a de l’honneur, obéit aux ordres d’un sévère capitaine.