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DE LA NATURE DES DIEUX, LIV. I.

faire serait de s’agiter, et de se choquer les uns les autres : ils ne formeraient pas des figures régulières, ils ne leur donneraient pas de la couleur, ils ne les animeraient pas. Rien ne prouve donc l’immortalité de votre Dieu.

XL. Voyons s’il est heureux. Sans vertu, il ne saurait l’être. La vertu demande de l’action. Il ne fait rien. Il est donc sans vertu. Il n’est donc pas heureux. Il l’est, dites-vous, en ce qu’il a des biens abondamment, et sans mélange de maux. Quels biens, je vous prie ? Des plaisirs, sans doute. J’entends des plaisirs sensuels, les seuls qui soient connus de votre secte. Ce n’est pas, Velléius, que je vous soupçonne de ressembler en ceci au reste des Épicuriens. Ils devraient avoir honte qu’Épicure ait déclaré, en termes exprès, qu’il ne se forme l’idée d’aucun bien détaché de ces sales voluptés, dont il fait le détail, les nommant toutes sans rougir. Mais enfin, de quels mets régalerez-vous les Dieux ? de quelle boisson ? de quels concerts ? de quels parfums ? Comment flatterez-vous, et leur goût, et leur odorat ? Les poètes leur donnent pour échansons la Jeunesse, ou Ganymède, et font servir à leur table l’ambroisie et le nectar. Mais vos Dieux, Épicure, ne sauraient rien avoir de tout cela, ni en faire usage. Ils ont donc moins de facilités que les hommes pour vivre heureux, puisqu’il y a moins de plaisirs à leur portée ? Dira-t-on qu’Épicure n’a pas compté pour beaucoup les plaisirs, qui, comme il parle lui-même, chatouillent les sens ? Ce serait vouloir nous en imposer. Philon, sectateur de l’Académie, ne pouvait souffrir qu’un Épicurien méprisât ces sortes de voluptés. Et comme il avait la mémoire excellente, il rapportait là-dessus plusieurs maximes d’Épicure, sans y changer un mot. Il en récitait encore de plus effrontées de Métrodore, ce sage collègue d’Épicure qui fait un crime à Timocrate, son frère, de n’oser tout à fait regarder le ventre comme le souverain bien de l’homme. C’est ainsi qu’en a parlé Métrodore, non pas une fois, mais plusieurs. Je connais à votre air, Velléius, que vous n’en disconvenez pas ; sans quoi je produirais des livres qui vous en feraient tomber d’accord. Mais que les Épicuriens fassent bien ou mal de rapporter tout à la volupté, ce n’est pas de quoi il est question ici. Tout ce que je voulais inférer de là, c’est que vos Dieux n’ont pas de tels plaisirs ; et que par conséquent, selon vous, ils ne sont pas heureux.

XLI. Mais ils n’ont rien à souffrir. Est-ce donc assez pour des êtres à qui l’on suppose toute sorte de biens, et une suprême félicité ? Ils ne cessent point de penser qu’ils sont heureux : nulle autre idée ne les occupe. Figurons-nous donc un Dieu qui ne fait, durant toute l’éternité, que se dire à lui-même : Je suis à mon aise, je suis heureux. Pour moi, je trouve qu’étant heurté à tout moment par un passage continuel d’atomes, et voyant que sans cesse il s’échappe de lui mille et mille images, cela devrait le menacer de mort, et déranger un peu sa béatitude. Votre Dieu n’est donc ni heureux, ni immortel. Comment ! Épicure n’a-t-il pas fait des livres sur la sainteté, et sur la piété ? Oui, à l’entendre, on croirait que ce sont nos grands pontifes qui parlent, un Coruncanius, un Scévola : et non pas un homme qui a sapé toute religion ; qui par ses raisonnements, comme Xerxès par ses troupes, a renversé temples et